Un chemin peut s’ouvrir ! Le poids écrasant
Christine Fontaine.
Il y eut deux années dans la vie de François d’Assise extrêmement difficiles. Il faillit sombrer dans le désespoir. Il portait un poids trop lourd. Il subissait le poids de l’institution ecclésiale qui voulait imposer à sa famille religieuse de rentrer dans le rang et de renoncer à la liberté de l’Évangile dans laquelle elle baignait. François n’avait jamais voulu constituer un ordre, mais une fraternité sans autre règle de vie que l’Évangile. Dès le départ, il eut des compagnons laïcs et d’autres prêtres comme Léon, son confident de chaque heure. Mais entre les laïcs et les prêtres, s’il y avait différence de fonction dans la célébration de l’eucharistie par exemple, il n’y avait aucune prééminence. Ils étaient d’abord et avant tout des frères et cette fraternité prenait sa source dans l’Évangile. François et ses premiers compagnons ne voulurent jamais d’autre règle que l’Évangile, contrairement aux ordres monastiques solidement établis à l’époque et qui vivaient sous la règle de Saint-Benoît ou de saint Augustin. Ils ne voulaient être propriétaires d’aucune terre ni d’aucun monastère non par une sorte de vertu, mais parce que ces possessions les encombraient. Et voilà que l’institution ecclésiale appuyée par un certain nombre de nobles et de chrétiens bien-pensant – qui regardait au départ ces hommes comme des originaux sympathiques – se mirent à trouver que tout ceci, en se propageant, faisait un peu désordre. D’injonction en injonction, le pape en vint alors à exiger que François constitue un ordre religieux, ayant ses règles propres comme en ont les bénédictins par exemple. Parallèlement les prêtres progressivement eurent tendance à n’être plus des frères comme les autres. Un certain cléricalisme commençait à s’emparer de sa famille. Ce qui fut demandé à François et à ses compagnons des premiers jours était en contradiction totale avec l’esprit de liberté qu’ils puisaient dans l’Évangile. François fut crucifié entre son désir de fidélité à l’Église et son désir de fidélité à l’intuition d’une vie nouvelle à la suite de Jésus-Christ. Il fut comme écrasé, anéanti par ce fardeau énorme qui pesait sur lui.
La déprise
« Venez à moi vous tous qui peinez sous le poids du fardeau », dit Jésus dans l’Évangile. Mais lorsque François interroge Jésus-Christ qui jusqu’alors l’avait toujours guidé, il ne trouve plus que la nuit obscure. Deux ans de combat et de ténèbres jusqu’au jour où, n’y tenant plus, il va, nous, dit-on trouver Claire, la sœur en qui il a toute confiance, celle qui partage depuis toujours son désir de vivre dans la liberté des enfants de Dieu. Claire comprend bien le désarroi – le désespoir même – de François et après l’avoir longuement écouté elle lui répond : « Tu vois, François, si une sœur vient me dire pour la dixième fois qu’elle a cassé un vase, je vais peut-être m’en inquiéter et la réprimander parce que je peux encore quelque chose, mais si une sœur me dit qu’elle a mis le feu à Saint Damien où nous résidons, si je vois sous mes yeux les bâtiments brûler, il me semble que je ne formulerais plus aucune réprimande et que je serais au-delà de toute inquiétude. Je ne pourrais plus que me tourner vers Dieu et lui dire : “Mon Dieu, là ce qui arrive me dépasse totalement. Je n’y peux vraiment rien. Je suis trop petite, entièrement petite, toute petite devant ce qui arrive. Je n’ai ni la sagesse ni la science pour faire face à cette catastrophe. J’ignore comment on pourra vivre aujourd’hui et demain. Il ne me reste plus qu’à m’en remettre à toi pour me donner de faire face jour après jour. Et je crois que j’y trouverais le repos de l’âme, celui qui est révélé aux tout-petits.” »
« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos. Oui mon joug est facile à porter, et mon fardeau léger. » Entre quitter l’Église ou rentrer dans l’ordre qu’elle veut imposer à François, un chemin s’ouvre pour lui : celui de la déprise intérieure. Sur ce chemin on n’a plus aucun projet précis pour l’avenir. On ignore totalement de quoi il sera fait, mais on ne s’en soucie plus : cela nous dépasse totalement. On ne sait pas ce qu’on fera demain, mais on cesse de s’inquiéter en tirant des plans sur la comète. On se laisse porter de jour en jour, faisant confiance à Dieu pour nous donner le pain quotidien, pour inventer avec lui une vie vraiment nouvelle, tellement nouvelle que nous la ramènerions à du déjà vécu si nous prétendions la connaître.
François à partir de ce jour vécut dans cette insouciance des enfants de Dieu qui est le contraire d’une fuite et le contraire aussi d’une démission. Il a maintenu toute la vigueur de son désir, mais il s’est abandonné à Dieu pour lui donner jour après jour les moyens de le concrétiser. Alors le poids insupportable qui pesait sur lui est devenu léger. Il est sorti de la nuit obscure et il a effectivement trouvé les moyens de maintenir l’esprit de liberté et de fraternité qui caractérise sa famille. Il a fini par rédiger une règle, mais qui comporte le plus possible de citations de l’Évangile. Il a nommé, comme on le lui demandait, un supérieur, mais ce fut Elie qui n’était pas un saint, mais qui était assurément un laïc. Il a demandé à ses frères de suivre l’exemple non pas d’Elie, mais de Bernard qui lui était un saint. Libéré du poids qui pesait sur lui, il a su inventer des solutions qu’il n’avait pas même envisagées. Et si l’institution ecclésiale a fait de sa famille un ordre, c’est bien souvent un joyeux désordre qui l’a caractérisée tout au long de l’histoire. Il a fallu, au cours des siècles, que des hommes et des femmes incarnent toujours à nouveaux frais l’esprit qui caractérise sa famille spirituelle. Et sans jamais savoir où ils allaient, malgré le poids de l’ordre, ils y sont parvenus. N’est-ce pas son esprit de fraternité avec toute créature qui est venu jusqu’à nous lorsque nous évoquons le nom de François d’Assise ? Entre fuite de l’Église qui voulait le faire rentrer dans son ordre et renoncement à l’esprit de liberté qu’il trouvait dans l’Évangile, il a eu raison de s’en remettre à Dieu pour lui ouvrir le chemin de l’impossible.
Aujourd’hui
Aujourd’hui, surtout depuis les dernières élections présidentielles, beaucoup d’entre nous sont un peu comme François d’Assise avant la déprise que Claire lui a permis de faire. Nous sommes souvent écrasés par la tournure que prend une certaine Église aujourd’hui. Le nombre de catholiques épousant des thèses d’extrême droite s’accroit considérablement d’année en année. Au point que les évêques de France deviennent timides pour désapprouver vigoureusement cette tendance qu’ils n’hésitaient pas à condamner hier. Au nom même de notre fidélité à l’Évangile, nous ne pouvons pas pactiser avec une idéologie de repli sur soi ou sur une patrie qui exclut les autres. Beaucoup aussi – et c’est souvent les mêmes – refusent de pactiser avec une Église qui se présente comme une citadelle inébranlable soucieuse avant tout de défendre sa morale familiale et désireuse de l’imposer à tous.
Beaucoup ont essayé de parler, mais si souvent en vain. Aujourd’hui la plupart se taisent : les uns quittent l’Église sans faire de bruit, les autres y demeurent quand même, mais au prix d’un renoncement à se battre contre des murs qui les écraseraient, pensent-ils, s’ils agissaient autrement. Se sentant trop petits, ils ne combattent plus. Une autre voie nous est proposée aujourd’hui, par l’Évangile de ce jour et l’expérience de François d’Assise. Un chemin entre fuite et démission… réservée précisément aux tout-petits. La voie de l’abandon à Dieu, de la déprise intérieure. Totalement assurés que l’Évangile ouvre un chemin de fraternité et non de domination ou d’exclusion des étrangers, assurés que nous sommes bien trop faibles pour lutter contre des citadelles, il nous reste – quand la maison brûle – à persévérer dans notre désir de fraternité et à nous en remettre à Dieu pour nous donner des occasions d’en vivre et de la susciter par nous jour après jour. Sans savoir où nous allons, mais assurés que Dieu sera avec nous pour que cette fraternité trace les formes d’une Église toujours nouvelle dont aujourd’hui nous ignorons les contours.