Michel Deheunynck.
Voilà un texte qui m’a laissé perplexe : comment est-ce que je pourrai vous en parler ce matin ? … Et puis, j’ai vu que ce texte était bien encadré. Par un mot tout au début : le mot « frère » et par un autre tout à la fin, le mot « père ».
« Si ton frère s’égare, va lui faire des reproches ». Ton frère. On est donc bien dans une relation de fraternité, une relation paritaire entre frères. Une relation d’égal à égal. Il ne s’agit donc pas de faire une morale d’autorité. Ou de donner une bonne leçon en se situant en haut, au-dessus. Et puis, il y a ce tout petit mot, mais qui a toute son importance : « Va ». Va le trouver, va là où il est, va sur son terrain à lui, sur son chemin à lui. Il ne s’agit pas de le convoquer pour le ramener sur notre chemin à nous, comme si on était sur un meilleur chemin que le sien. C’est vrai qu’on est toujours plus vulnérable quand on s’aventure sur le terrain d’un autre. Celui qui est visité, c’est lui qui est chez lui. Ce que Jésus nous demande, ce n’est donc pas d’établir un rapport de force qui nous donnerait raison sur ceux qui nous sembleraient non-conformes, avec les déviants de ce qu’on croirait être la bonne ligne… Et ainsi, on peut souvent s’apercevoir que ce qu’on croyait être un « péché », comme on dit en religion, commis par son frère, n’était, en fait qu’un malentendu entre lui et moi. Sinon, c’est que, ou bien mon frère est trop défensif ou bien, je suis peut-être trop rigide. Et c’est alors qu’on peut, en effet, avoir besoin d’un avis plus neutre, plus objectif. Et si mon frère maintient sa position, sa façon d’être ou de faire, il ne me reste qu’à prendre acte, toujours fraternellement, de sa différence, sans renoncer à la mienne… L’une de vous me citait cette semaine cette citation de Victor Hugo « Aimer, c’est comprendre ! », ce qui ne veut pas dire nécessairement approuver.
Et quand Jésus ajoute « considère-le comme un païen », on sait bien que cette expression, venant de Lui, ne peut pas être considérée comme un rejet quand on voit, tout au long de l’Évangile, comment lui-même s’est fait proche et frère de bien des païens… et ce que cela lui a coûté…
Et puis donc ce texte qui commence par « frère » se termine par « père », avec tout ce que ce Père accorde, nous dit Jésus, à ceux qui le lui demandent ensemble, en frères, mais pas plus à l’un qu’à l’autre, pas plus à celui qui serait le meilleur ou qui aurait le plus raison. Et Jésus va même jusqu’à endosser lui-même cette proximité du Père en ajoutant « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux ». Même si ces deux ou trois ne sont pas pareils, ne sont pas d’accord, n’ont pas la même façon de le connaître, de le prier, de l’aimer, ou même de Lui en vouloir… Car il nous a appelés aussi à l’amour des ennemis, les nôtres et les siens. En Lui, nous sommes frères, dans la ressemblance comme dans la différence, dans la communion comme dans l’adversité, dans le partenariat comme dans l’affrontement : Il est là, au milieu de nous !
Ainsi donc, les controverses entre frères, comme celle évoquée au début de notre texte, ne se règlent sûrement pas en évitant les conflits, mais en les assumant comme un dépassement utile à tous. Quand un ado s’oppose à ses parents ou à ses éducateurs en contestant leur point de vue, il affirme sa personnalité et il éprouve son autonomie de jugement. C’est un passage constructif pour lui, donc gratifiant pour eux. Quand des conflits sociaux s’organisent dans l’histoire d’un peuple, c’est pour permettre l’avancée de droits collectifs et une meilleure qualité de vie. À terme, tout le monde y gagne. Tout cela, ce sont des étapes profitables à tous, bien plus que des amertumes qu’on préfère taire ou subir pour ne pas faire d’histoires, mais qui, elles, ne profitent à personne. Et si Jésus appelle les plus fragilisés à grandir en dignité, c’est parce que cela fait grandir aussi la dignité de tous. Tout ce qui favorise la fraternité, l’égalité, le partage et même la confrontation des idées adverses nous rapproche les uns des autres et donc de Lui, car dès qu’on est deux ou trois ensembles, en son nom, Il est là, au milieu de nous. Voilà notre foi en l’autre, en nous et en Lui !
Source : La périphérie : un boulevard pour l’Évangile ?, p. 47