Juan José Tamayo.
Quand j’ai appris la mort du philosophe italien Gianni Vattimo, je me suis souvenu de la rencontre que j’avais eue avec lui et la philosophe Teresa Oñate, l’une des plus grandes spécialistes du philosophe de la « pensée faible », il y a cinq ans dans une librairie de Madrid (la Metalibrería), sur le thème de la relation entre le christianisme et la philosophie, lui à travers Nietzsche et Heidegger, moi à travers Bloch et Benjamin.
Je me suis immédiatement rendu au rayon philosophie de ma bibliothèque et j’y ai trouvé une large sélection de ses livres. L’un d’entre eux est Après la chrétienté : Pour un Christianisme non religieux [1], que j’ai trouvé très éclairant lors de sa publication en espagnol [2] il y a 20 ans et que j’ai relu avec le même intérêt et la même satisfaction qu’à l’époque. Je partage et actualise la réflexion que j’avais faite à l’époque sur ce livre suggestif et original.
Je commence par rappeler l’affinité, dès le sous-titre, entre Dietrich Bonhoeffer théologien allemand exécuté par le nazisme, et le philosophe italien décédé le 19 septembre, en ce qui concerne le christianisme non religieux. Dans les lettres que Dietrich Bonhoeffer a écrites à son ami Eberhard Bethge en 1944 [3], depuis la section militaire de la prison de Berlin-Tegel où il était incarcéré pour avoir attaqué le nazisme et le Führer en pensée, en paroles et en actes, il annonce l’arrivée d’une « ère totalement irréligieuse » qui n’a plus besoin de l’hypothèse de Dieu.
Dans un tel climat, il prône une interprétation non religieuse du christianisme, qui renonce à parler de Dieu de manière métaphysique, à le penser comme absolu et infini, et à le situer hors du monde. Cette interprétation conduit à découvrir Dieu dans la faiblesse et l’impuissance, dans la souffrance et la croix, et non dans la toute-puissance.
Six décennies plus tard, c’est Gianni Vattimo qui reprend l’idée de Bonhoeffer dans le livre que je suis en train de relire et qui défend un christianisme non religieux, bien qu’à partir de nouvelles bases et de traditions différentes. Vattimo, qui a appris du penseur néo-thomiste Jacques Maritian à se méfier de certains dogmes de la modernité, rencontre à nouveau le christianisme à travers Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger, deux philosophes critiques à l’égard de la modernité.
N’est-ce pas paradoxal dans le cas de deux penseurs non chrétiens et, dans le cas de Nietzsche, antichrétiens ? Pas du tout, estime le philosophe italien. En annonçant la mort de Dieu, Nietzsche ne fait pas profession d’athéisme, mais démontre qu’il n’y a pas de fondement ultime. En réalité, il ne nie pas l’existence de Dieu. Ce qui est mort, pour lui, c’est le « Dieu moral », le Dieu de la scolastique et de la métaphysique médiévales, le « Dieu des philosophes », auquel se référait Pascal.
Heidegger, quant à lui, s’oppose à la métaphysique objectiviste au nom de la liberté humaine et estime qu’il n’est pas possible de penser la réalité comme une structure ancrée dans un fondement ultime. Par conséquent, le pluralisme actuel ne peut pas non plus être unifié au nom d’une vérité ultime. Si Dieu est mort et que la philosophie a pris en compte le fait qu’elle ne peut pas saisir avec certitude le fondement ultime », affirme Vattimo, « la “nécessité” de l’athéisme philosophique a également pris fin », et il est possible de croire à nouveau en Dieu, d’écouter sa parole et de prendre au sérieux la Bible, un livre que, selon lui, la métaphysique rationaliste a peu à peu nié. Seule une philosophie « absolutiste », conclut-il, se croit autorisée à nier l’expérience religieuse.
Vattimo critique avec une sévérité particulière l’image du Dieu totalement autre offerte par une grande partie de la philosophie moderne de la religion, considérant qu’elle est très proche du Dieu de l’Ancien Testament, qu’elle a très peu à voir avec le Dieu incarné en Jésus-Christ, qu’elle conserve de nombreux traits du Dieu violent des religions naturelles et qu’elle reste, en somme, le vieux Dieu de la métaphysique. La critique s’adresse en particulier à l’influence considérable exercée par Lévinas et la déconstruction de Derrida.
La philosophie de la religion chrétienne de Vattimo ne suit pas les chemins battus de la pensée moderne, qui comprend la philosophie de l’histoire comme une interprétation sécularisée de l’idée judéo-chrétienne du salut, mais plutôt d’autres chemins que la modernité a négligés :
– la théologie de l’histoire du moine calabrais Joachim de Fiore ;
– ses disciples spirituels, parmi lesquels il cite Novalis, Schleiermacher, Schelling et Dostoïevski, qu’il appelle « le penseur chrétien le plus fidèle à l’Évangile », avec son choix paradoxal du Christ même contre la vérité ;
– l’annonce de la mort de Dieu par Nietzsche, qui, selon lui, coïncide avec le récit évangélique de la crucifixion et radicalise le paradoxe du romancier russe ;
– l’ontologie de l’événement de Heidegger, opposée à la métaphysique de l’être ;
– les études anthropologico-religieuses de René Girard, avec lequel il est d’accord pour dire que s’il y a une « vérité divine » dans le christianisme, elle consiste dans le dévoilement des mécanismes violents du sacré, qui caractérisent le Dieu métaphysique.
Vattimo réfléchit à la relation entre métaphysique et violence. La présence de la violence dans l’histoire du christianisme est indéniable. Et elle le restera tant que cette religion sera liée à la tradition métaphysique.
Nous sommes confrontés à une conception post-moderne de la foi, qui n’a rien à voir avec l’acceptation des dogmes rigides du catholicisme officiel, et à une image de l’Église comme communauté de croyants qui écoutent et mettent en pratique le message chrétien, selon les propres termes de l’auteur. C’est l’Église de « l’après-christianisme ». Il s’agit d’une philosophie tout à fait autobiographique. C’est peut-être là que réside une partie de la richesse et de l’attrait du livre de Vattimo.
Notes :
[1] Calmann-Lévy, coll. « L’ordre philosophique », 2004, 202 p
[2] [Dopo la cristianità. Per un cristianesimo non religioso
[3] Résistance et soumission, ed. Labor et F