Une encyclique sur l’écologie : et après ?
Alors que le pape François a annoncé récemment qu’il allait publier en octobre une suite à l’encyclique Laudato Si’, il nous semble opportun de revenir sur ce texte. Publiée en 2015, quelques mois en amont de la COP21, l’encyclique a marqué les esprits, et elle a permis d’accélérer la prise de conscience écologique du monde catholique. Éclairée par un diagnostic scientifique robuste et une analyse sociale lucide, la lettre du Pape François invite les catholiques et toutes les personnes « de bonne volonté » à une « conversion écologique ». Critiquant « l’anthropocentrisme déviant » des civilisations traversées par le christianisme, le texte ne mâche pas ses critiques vis-à-vis du désordre économique mondial, des injustices nord-sud, mais aussi nationales, ou surtout du « paradigme technocratique », c’est à dire, sous une certaine forme, de la fascination pour la technique. Endossant presque la critique décroissante, l’encyclique reconnaît aussi le retard de l’Église en matière d’écologie, ainsi que la contribution prophétique d’autres confessions et de toutes les personnes engagées dans l’écologie.
Novateur théologiquement, acéré sur les plans sociaux et économiques, robuste scientifiquement, le texte a été acclamé par de nombreux écologistes en lutte partout dans le monde. L’Église catholique allait-elle mettre en mouvement ses milliards de fidèles au côté des peuples indigènes menacés par l’agrobusiness, au côté des jeunesses en grève pour le climat, des zadistes de France et d’ailleurs ?
Huit ans plus tard, malgré l’impact considérable du texte, la situation écologique s’est encore considérablement aggravée. Pire, le monde catholique semble n’avoir pas mis en œuvre, dans les actes au moins, la conversion à laquelle François appelle pourtant les fidèles. Dans un article paru plus tôt cette année dans la Nouvelle Revue de Théologie, Mahaut et Johannes Herman soulignent l’incapacité à transformer en acte concret l’appel pressant de la doctrine sociale renouvelée par François à l’aune des dernières connaissances scientifiques. La factualité de l’urgence écologique est peu présente dans les discours ecclésiaux en Occident. Certes, en Europe, nous sommes épargnés par le niveau de déni auquel s’adonnent les évêques états-uniens. Néanmoins, on est loin d’une parole prophétique et entendue, si on la compare aux questions dites « bio-éthiques » (un concept à déconstruire d’urgence).
Nous publions ci-dessous la traduction inédite d’un texte de Philip Goodchild, professeur de sciences religieuses à l’université de Nottingham au Royaume-Uni. Ce texte rend justice à l’intérêt majeur de Laudato Si’, mais y apporte également un complètement critique. Il explique une partie du fossé entre la vigueur de l’appel de Laudato Si’ et la réalité – à bien des égards décevante – de sa réception.
L’encyclique accompagne son diagnostic scientifique et sa critique socio-économique d’un développement théologique autour de la Création. Ces développements sont importants, et fructueux pour approfondir la relation de chaque croyant avec le Dieu de Jésus-Christ au regard de la crise écologique. L’appel à la conversion écologique qui en découle est même nécessaire : la destruction des conditions de survie de l’humanité trouve sa cause profonde dans l’hégémonie d’un ordre socio-économique désormais planétaire, dont le succès tient à l’assujetissement généralisé du vivant.
Cela dit, là où la question personnelle/spirituelle ne représente qu’une partie d’un chapitre parmi les six (en comparaison, trois ont une dimension très clairement politique), on constate, dans la réception de l’encyclique par les catholiques français, une surenchère spirituelle bien plus qu’une mobilisation à la hauteur des enjeux et de l’analyse formulée par le Magistère. Tout se passe comme si l’incursion des réalités sociales et écologiques dans la théologie mettait nos communautés chrétiennes dans l’embarras. Le résultat ? Une profusion de retraites éco-spirituelles, de « jardins Laudato Si » », de « cercles de prière pour la Création » – mais relativement peu d’activités communautaires réellement prophétiques, c’est-à-dire des luttes en mesure de faire dérailler les imaginaires qui nous mènent à la catastrophe.
S’interroger sur l’inflation théorique
Dans l’encyclique, François propose une analyse théologique qui tente de corriger « l’anthropocentrisme déviant » de la tradition chrétienne, et pour affirmer l’ancrage de l’humanité pèlerine dans la Création. De nouvelles questions s’ouvrent : de quelle manière les roches, les plantes, les animaux participent-ils à l’histoire du salut ? Quelle place occupe l’humanité dans le plan divin, dès lors qu’on la fait redescendre un peu de son piédestal ? Quels nouveaux sens la notion de Création peut-elle prendre ?
On peut voir dans cet approfondissement théorique, et dans cette redécouverte des théologies de la création des Pères de l’Église (Basile le Grand, Maxime le Confesseur, etc.), une tentative de dépasser la polarisation interne à l’Église. Mais ces questions, si passionnantes soient-elles, ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles risquent en effet constamment de faire écran à la réalité crue, bien moins propice à l’émerveillement et à la poésie : un réchauffement climatique déjà constaté de +1,3°C, sur une trajectoire à +3°C, des désastres réguliers qui lui sont déjà imputables, ainsi qu’une incapacité collective du régime politico-économique à faire baisser les émissions de gaz à effet de serre.
Il est bon de réfléchir au degré de dignité d’une créature ou d’un milieu, mais les théologiens catholiques ont une responsabilité pratique à ne pas oublier. La réflexion théologique peut être une pensée qui, à très court terme, suscite des affects et met en mouvement – ou qui, à défaut, trouve refuge dans des débats certainement intéressants, mais trop inoffensifs. Face à l’urgence matérielle de l’effondrement en cours, qui prend, aujourd’hui, la mesure d’une nécessaire pensée de l’agir chrétien ? Aux Philippines, aux États-Unis, en Australie, en République Démocratique du Congo, au Brésil, en Allemagne, et dans bien d’autres lieux encore, nombre de nos frères et sœurs chrétiens s’engagent sur le terrain, et le caractère à chaque fois très concret de leurs engagements peut nous inspirer.
S’interroger enfin sur les faiblesses analytiques
Enfin, et c’est sans doute le problème fondamental de Laudato Si’, qui explique une bonne partie son manque d’effectivité, il y a l’incapacité à formuler une critique radicale de « l’économie ». En appelant à « un chemin de développement productif plus créatif et mieux orienté » qui « pourrait corriger le fait qu’il y a un investissement technologique excessif pour la consommation et faible pour résoudre les problèmes en suspens de l’humanité » (§ 191-194), le texte semble manquer sa cible. De même, en critiquant avec vigueur la financiarisation sans jamais en nommer les acteurs, le pape pèche par naïveté.François laisse relativement intouché un édifice idéologique qui est pourtant la principale source des problèmes concrets auxquels nous sommes confrontés.
Ainsi, même en acceptant la conception orthodoxe et positive du travail, il aurait été possible de formuler une critique du capitalisme en ce qu’il considère le travail comme une marchandise et non comme une capacité humaine fondamentale. Même en acceptant les bienfaits du principe de la propriété privée, il aurait été possible, au nom de la destination universelle des biens, de formuler une critique claire de la logique du capital, qui organise une extraction systématique des ressources librement disponibles (corps des travailleurs et travailleuses, aménités offertes par les écosystèmes, etc.) et une concentration des richesses entre les mains d’un petit nombre.
C’est ici que nous vous renvoyons à la lecture du texte de Goodchild La Création, le péché et la dette : une réponse à l’encyclique Laudato Si : celui-ci suggère que Laudato Si’ ne prête pas une attention suffisante à la manière dont ce que nous appelons « l’économie » cadre nos priorités et notre perception du temps, affectant ainsi nos capacités à prendre des décisions justes. Autrement dit, Goodchild pointe l’absence d’analyse, dans l’encyclique papale, de l’aliénation induite par le mode de production économique dominant.
https://collectif-anastasis.org/2023/09/25/des-limites-de-laudato-si-et-de-sa-reception/