Michel Jondot.
« Nous ne connaissons que nos mensonges »
« Nous nous faisons peur mutuellement et nous ne connaissons que nos mensonges. » Ainsi parle Chantal, l’héroïne de « La joie », un roman de Bernanos. Le récit se déroule dans une riche propriété de province où Monsieur de Clergerie, un vague écrivain ambitieux, vient séjourner l’été. Il y invite des personnalités brillantes : un psychanalyste de renom, un prêtre savant, auteur d’études sur des mystiques. Ils vivent dans le mensonge, ainsi que la grand-mère et le personnel à leur service : une femme de chambre et un chauffeur. À part Fernande, la cuisinière, tous sont enfermés dans un secret. La grand-mère, pour ne pas faire voir sa sénilité, se crispe sur un trousseau de clés qui ne servent à rien ; le chauffeur se forge une fausse identité de prince russe immigré ; le psychanalyste cache le délabrement où l’a conduit la consommation de drogue. Le propriétaire prépare un remariage brillant pour faire bonne figure, masquer sa médiocrité et briguer un siège à l’Académie. Et surtout le prêtre prend soin de ne pas montrer qu’il n’a plus la foi. Tous, d’une manière ou d’une autre, s’intéressent à Chantal, la fille du maître de maison. Celle-ci, au contraire des autres, est transparente. Son entourage ne peut manquer de discerner, avec une sorte d’effroi, la dimension spirituelle de cette figure christique. La curiosité dont elle est l’objet, entraîne la mort que lui inflige le chauffeur avant de se suicider. Le mensonge et la mort : tel pourrait être le sous-titre du roman.
« Prendre Jésus au piège »
Ce pourrait être aussi le titre de cette page de l’Évangile. Jésus est depuis longtemps sous le regard des Pharisiens et des Hérodiens qui l’épient. Les uns et les autres ont, par rapport à la société, des opinions divergentes. Les premiers sont hostiles à l’occupant romain alors que les seconds sont pour la collaboration. Ils oublient leurs convictions pour aboutir à un projet commun qui masque leurs oppositions. Premier mensonge.
La rencontre est voulue par les Pharisiens. S’ils en appellent aux Hérodiens et à leurs disciples, c’est pour ne pas être reconnus. Deuxième mensonge.
Le troisième mensonge est le plus évident. Il est faux qu’aux yeux des Hérodiens, Jésus est « toujours vrai » et qu’il enseigne « le chemin de Dieu en vérité ». Ils prennent l’apparence d’interlocuteurs en quête d’un conseil. Leur désir est ailleurs.
Ils visent sa mort, en réalité. On lui tend un denier en lui posant une question sur le paiement de l’impôt. S’il répond « oui », il se discrédite aux yeux des Pharisiens. Obéir à l’empereur qui s’affirme dieu et dont le visage est sculpté dans le bronze, c’est tomber sous la loi des juifs qui interdit de s’incliner devant une idole : « Nous avons une loi et d’après cette loi, il doit mourir. » S’il répond « non », il se discrédite totalement aux yeux de la loi des Romains qui verront en lui un dangereux agitateur.
Ce jour-là Jésus a su déjouer le piège en dissociant la question de l’image taillée sur les monnaies et celui de l’invisible de Dieu : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Mais, parce qu’il n’a jamais rien caché de Celui que révélait sa vie, viendra le jour de la Croix où celui qu’on appelle « le prince du mensonge » semblera avoir le dernier mot ; en réalité la mort elle-même est un mensonge quand on prétend qu’elle est le point final de l’existence. Ce mensonge nous est révélé par la Résurrection.
Faire jaillir la vie
Il n’est pas difficile de prendre conscience que le mensonge, en notre temps, est aussi présent dans notre société et même dans notre planète qu’il pouvait l’être dans l’univers romanesque de Bernanos. La publicité essaie de nous convaincre qu’il est de notre intérêt d’acheter tel ou tel produit alors qu’en vérité, ce sont les puissances d’argent qui sont les bénéficiaires de nos comportements. Nous n’y pouvons peut-être rien, mais, du moins, soyons conscients que le mensonge engendre la mort. Des peuples font les frais d’un système qui dépouille des pays de leurs richesses naturelles.
Dans nos relations personnelles, il n’est sans doute pas possible de nous livrer sans précaution au regard d’autrui. Il ne viendrait à personne d’étaler, sur un curriculum vitae, nos limites ou nos lacunes. Nous ne pouvons confier nos secrets à ceux qui ne peuvent les comprendre. C’est vrai.
À bien y réfléchir ce qui, le plus souvent, nous empêche de nous livrer à autrui dans notre pauvreté, c’est la peur d’être jugés : « Nous nous faisons peur mutuellement et nous ne connaissons que nos mensonges. » Ce qui nous permet, peut-être, de résister, c’est d’éduquer nos regards. Si le mensonge naît de la peur, tentons de vivre là où nous pourrons regarder autrui avec une extrême bienveillance, quels que puissent être ses torts. Par-delà ce qu’elle nous cache, chaque personne reste l’objet d’une dignité qu’il faut s’efforcer de déceler. À cet égard il faut comparer le regard de Jésus sur ses contemporains à celui des Hérodiens et de leurs disciples. Ces derniers sont à la recherche de la faute qui condamne l’innocent alors que Jésus redonne l’innocence à ceux que la loi écarte : Publicains, prostituées, femme adultère. Nous pouvons nous aussi, d’une certaine façon, faire jaillir la vie là où menace une force de mort.