C’ÉTAIT PIAGET, L’INTELLECTUEL COLLECTIF A LUI TOUT SEUL
Philippe Hervé.
Charles Piaget est décédé le 4 novembre 2023, la rédaction de ReSPUBLICA a souhaité lui rendre hommage avec cet article. Pour en savoir plus sur sa vie, nous vous recommandons d’écouter le témoignage qu’il avait livré à France Culture et qui revient sur l’ensemble de son parcours : « Charles Piaget. Une vie d’engagement ».
Une des chansons les plus connues de John Lennon disait dans les années 1970 : « A working class hero is something to be » (« il faut être un héros de la classe ouvrière »). Piaget est mort. Alors, bien sûr, les souvenirs remontent à la surface à propos de Charles. Pour la France de ma génération, Piaget c’est la lutte de LIP en 1973 et les années suivantes.
Militant et presque permanent au Parti socialiste unifié (PSU), j’ai connu Charles en 1973 lorsque j’avais 18 ans. Lui en avait 45 ans. L’âge aurait dû nous séparer. Mais non ! Sa gentillesse, sa camaraderie ont tout de suite fait sauter les obstacles entre nos deux générations. Il avait un contact et un parler droits, à la manière des habitants des climats rudes, comme ceux du Jura où l’hiver est tellement dur qu’il exige l’entraide et la solidarité. Sans fioritures, sans manier les astuces oratoires des citadins, Charles était un montagnard qui parlait vrai. Aucun soupçon de démagogie, il prenait un jeune pour ce qu’il était, ou une femme pour ce qu’elle était. Bien sûr, il aurait pu être un peu désarçonné de me voir débouler à Palente, le site de l’usine Lip. Il avait demandé du renfort militant au PSU, son organisation politique… et il a vu débarquer un blanc-bec, mineur en plus (la majorité à 18 ans date de 1974) pour renforcer l’équipe qui planquait les montres réquisitionnées par les LIP en grève ! Mais non, aucun signe d’énervement ou de déception… et finalement pourquoi pas le renfort d’un gamin !
Avec les femmes, son comportement était à l’avenant. Car le combat des LIP, c’est aussi et surtout une lutte des femmes ouvrières. Car l’horlogerie exige des mains fines et précises, des mains patientes et efficaces. Les femmes à LIP, on les appelait « les tricoteuses », car elles participaient aux AG ou aux commissions thématiques avec leurs aiguilles à tricoter en activité permanente. Charles les poussait à prendre la parole en empêchant les hommes d’imposer leur force oratoire machiste. Finalement, les résolutions étaient toujours « orientées » par les travailleuses. Une simple moue dubitative des « tricoteuses » et la proposition passait à la trappe, c’est Charles qui l’imposait adroitement.
Car les batailles politiques n’étaient pas absentes, comme par miracle, du combat des LIP. Le « comité d’action », animé par le prêtre ouvrier Jean Raguénès, était par exemple pour « l’autodéfense ouvrière » contre les CRS. Charles, lui, ne s’y opposait pas par principe, mais considérait que la majorité des salariés, et en particulier, les femmes ne suivraient pas. Il craignait de laisser la bride sur le cou… aux casse-cous justement. Le principe de ne « perdre personne » était sa « ligne de masse » à lui. Son esprit de synthèse, son œil perçant du rapport de force, sa pratique de toujours rechercher la position majoritaire lors des AG des LIP en lutte, faisaient de lui une sorte « d’intellectuel collectif » à lui tout seul.
Charles Piaget et Jean Raguénès avaient aussi en commun la foi catholique fichée au plus profond de leur âme, diront les croyants. Mais, loin du sectarisme, du prosélytisme ou de la fermeture d’esprit sur des préjugés canoniques, leur engagement chrétien leur donnait une sorte d’ouverture au monde, sans limites. C’était la génération de Vatican II.
Charles était un militant total qui a cher payé son engagement. Père d’une famille nombreuse, huit enfants je crois me souvenir, il regretta sans fard après la lutte des LIP d’avoir trop souvent délaissé son foyer. Il a vécu un terrible « retour de bâton » moral dans les années 1980, la lutte de classe n’étant pas un dîner de gala. Charles était quelqu’un qui mettait sa vie dans la balance pour la classe ouvrière. Puis, progressivement, il a repris le dessus en s’engageant « corps et âme » comme à son habitude pour la lutte des chômeurs avec AC Agir ensemble contre le Chômage !
Alors en souvenir et surtout en espérance ! Une dernière fois ensemble le slogan pour toi Charles, le working class hero : « LIP se bat pour tous les travailleurs ! LIP se bat pour tous les travailleurs ! »