« J’élève ma voix pour défendre le pape François »
Leonardo Boff.
Depuis le début de son pontificat, il y a plus de dix ans, le pape François a été la cible de violentes attaques de la part de chrétiens traditionalistes et de suprémacistes blancs, presque tous originaires du nord du monde, États-Unis et Europe. (…) J’élève ma voix pour défendre le pape François depuis la périphérie du monde, depuis le Grand Sud.
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Une question géopolitique se pose ici. Les conservateurs américains, les Européens, à l’exception de quelques organisations catholiques de solidarité, nourrissent un mépris souverain pour le Sud, en particulier pour l’Amérique latine.
L’Église a été l’alliée de la colonisation, la complice du génocide indigène (en moins de 60 ans, 61 millions d’indigènes ont été tués ou sont morts des maladies des Blancs) ; elle a été l’actrice de l’esclavage (rien qu’au Brésil, 5 millions de personnes ont été réduites en esclavage). Une Église coloniale s’y est établie, à l’image de l’Église européenne.
Mais depuis plus de 500 ans, malgré la persistance de l’image de l’Église, il y a eu la genèse d’une autre manière d’être Église, une Église-source : elle s’est incarnée dans la culture locale indigène-noire-métisse et immigrée de peuples d’une soixantaine de pays différents.
C’est de cette fusion qu’est né son style d’adoration de Dieu et de célébration, d’organisation de sa pastorale sociale aux côtés des opprimés luttant pour leur libération. Elle a projeté une théologie adaptée à sa pratique libératrice et populaire. Elle a ses prophètes, ses confesseurs, ses théologiens, ses saints et ses nombreux martyrs, parmi lesquels l’archevêque de San Salvador, Oscar Arnulfo Romero.
Ce type d’Église trouve son expression la plus claire dans les communautés ecclésiales de base, où se vit la dimension de la communion entre égaux, tous frères et sœurs, avec leurs coordinateurs laïcs, hommes et femmes, avec les prêtres insérés dans le peuple et les évêques, jamais dos au peuple en tant qu’autorités ecclésiastiques, mais comme bergers à ses côtés, avec « l’odeur des brebis », avec la mission d’être les « défenseurs et avocats des pauvres », comme on le disait dans l’Église primitive.
Les papes et les autorités doctrinales du Vatican, en particulier sous les papes Jean-Paul II et Benoît XVI, ont tenté de réduire et même de condamner cette façon d’être l’Église, souvent avec l’argument que ces communautés ne sont pas l’Église parce qu’ils n’y ne voient pas en elles le caractère hiérarchique et le style romain ou qu’ils n’ont que des éléments ecclésiastiques, comme l’a déclaré le cardinal Joseph Ratzinger dans le document Dominus Jesus (2000), qui a eu un effet si négatif sur l’œcuménisme.
Cette menace a duré de nombreuses années, jusqu’à ce qu’émerge enfin la figure du pape François. Il est issu de cette nouvelle culture ecclésiale, bien exprimée par l’option préférentielle non exclusive pour les pauvres et par les différents courants de la théologie de la libération qui l’accompagnent, en particulier celui de l’Argentine : « option pour le peuple et pour la culture réduite au silence ». Il a légitimé cette façon de vivre la foi chrétienne, en particulier dans les situations de grande oppression.
Mais ce qui scandalise le plus les chrétiens traditionalistes, c’est sa façon d’exercer le ministère de l’unité dans l’Église. Il ne se présente plus comme le pontife classique, vêtu des symboles païens empruntés aux empereurs romains.
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Tout le grand problème de l’Église-institutionnelle réside, depuis les empereurs Constantin et Théodose, et depuis l’entrée des riches et des intellectuels dans l’Église, dans la prise du pouvoir politique, transformé en pouvoir sacré (sacra potestas). Ce processus a atteint son apogée avec le pape Grégoire VII (1075) et sa bulle Dictatus Papae, que l’on peut traduire par « Dictature du pape ».
Ce pape a consolidé le changement le plus décisif dans l’Église qui, comme l’a dit le grand ecclésiologue Yves Congar, a créé tant de problèmes et dont elle ne s’est jamais libérée : l’exercice centralisé, autoritaire et même despotique du pouvoir. Dans les 27 propositions de la bulle, le pape est considéré comme le seigneur absolu de l’Église, le seul et suprême seigneur du monde, devenant l’autorité suprême dans le domaine spirituel et temporel. Cela n’a jamais été réfuté.
Il suffit de lire le canon 331 dans lequel il est dit que « le Pasteur de l’Église universelle a le pouvoir ordinaire, suprême, plénier, immédiat et universel ». Du jamais vu : si l’on raye le terme Pasteur de l’Église universelle et que l’on met Dieu, cela fonctionne parfaitement.
Qui parmi les humains, sinon Dieu, peut prétendre à une telle concentration de pouvoir ? Il est significatif que l’histoire des papes ait connu un crescendo dans le pharaonisme du pouvoir : de successeurs de Pierre, les papes sont passés à se considérer comme des représentants de Pierre, puis comme des représentants du Christ. Et comme si cela ne suffisait pas, ils sont devenus les représentants de Dieu, se faisant même appeler deus minor in terra.
C’est là que se réalisent l’hubris grecque et ce que Thomas Hobbes note dans son Léviathan : « Je signale, comme tendance générale de tous les hommes, un désir perpétuel et agité de pouvoir et de plus de pouvoir, qui ne s’arrête qu’avec la mort. La raison en est que le pouvoir ne peut être assuré que par la recherche d’un pouvoir encore plus grand ». L’Église-grande-institution a pleinement réalisé ce que Hobbes a décrit. Telle est donc la trajectoire de l’Église catholique par rapport au pouvoir, qui perdure encore aujourd’hui, source de polémiques avec les autres Églises chrétiennes et d’une extrême difficulté à assumer les valeurs humanistes de la modernité. Elle est à des années-lumière de la vision de Jésus qui voulait le pouvoir comme service (hierodulia) et non le pouvoir hiérarchique (hierarchy).
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Ce qui dérange peut-être le plus les chrétiens ancrés dans le passé, c’est la vision que le pape a de l’Église. Non pas une Église-château, repliée sur elle-même, dans ses valeurs et ses doctrines, mais une Église « hôpital de campagne » toujours « en marche vers les périphéries existentielles ». Elle accueille chacun sans s’enquérir de son credo ou de sa situation morale. Il suffit qu’il s’agisse d’un être humain en quête de vie et souffrant des adversités de ce monde globalisé, injuste, cruel et sans pitié.
Il condamne directement le système qui donne la priorité à l’argent au détriment des vies humaines et de la nature. Il a organisé plusieurs rencontres mondiales avec des mouvements populaires. Dans la dernière, la quatrième, il a dit explicitement : « Ce système (capitaliste), avec sa logique implacable, échappe au contrôle de l’homme ; il faut travailler pour plus de justice et annuler ce système de mort ». Dans Fratelli tutti (2025), il le condamne avec force.
Il est guidé par ce qui est l’un des grands apports de la théologie latino-américaine : la centralité du Jésus historique, pauvre, plein de tendresse pour ceux qui souffrent, toujours aux côtés des méprisés et des marginalisés. Le pape respecte les dogmes et les doctrines, mais ce n’est pas par eux qu’il atteint le cœur des gens, mais par la proximité, la tendresse et l’amour.
Pour lui, Jésus est venu enseigner comment vivre : la confiance totale en Dieu-Abba, vivre l’amour inconditionnel, la solidarité, la compassion pour ceux qui tombent sur les routes, le soin de la création, des biens qui constituent le contenu du message central de Jésus : le Royaume de Dieu.
Il prêche inlassablement la miséricorde sans limite par laquelle Dieu sauve ses fils et ses filles, car il ne peut perdre aucun d’entre eux, fruits de son amour, « car il aime passionnément la vie » (Sg 11, 26). C’est pourquoi il affirme que, « quelle que soit la blessure causée par le mal, l’homme n’est jamais condamné sur cette terre à être séparé de Dieu pour toujours ». Dans Misericordiae Vultus, le Pape dit explicitement : « La miséricorde sera toujours plus grande que tout péché, et personne ne peut fixer de limites à l’amour indulgent de Dieu » (n.2). En d’autres termes : la condamnation n’est que pour cette fois.
Il appelle tous les pasteurs à exercer la pastorale de la tendresse et de l’amour inconditionnel, résumée par un leader populaire d’une communauté de base : « l’âme n’a pas de frontière, aucune vie n’est étrangère ». Comme peu d’autres dans le monde, il s’est engagé auprès des migrants d’Afrique, du Moyen-Orient et maintenant d’Ukraine. En ces temps sombres de véritable génocide dans la bande de Gaza, il appelle à la paix, à la modération et à la fin de la guerre. Il regrette que nous, les modernes, ayons perdu la capacité de pleurer, de ressentir la douleur des autres et, en bon samaritain, de les aider dans leur abandon.
Son œuvre la plus importante témoigne de sa préoccupation pour l’avenir de la vie de notre mère la Terre. Laudato Sì exprime sa véritable signification dans son sous-titre : « Sur le soin de la maison commune », adressé à toute l’humanité. Il n’élabore pas une écologie verte, mais une écologie intégrale qui englobe l’environnement, la société, la politique, la culture, la vie quotidienne et le monde de l’esprit.
Elle intègre les contributions les plus fiables des sciences de la terre et de la vie, en particulier la physique quantique et la nouvelle cosmologie, le fait que « tout est lié à tout et nous unit avec affection au frère Soleil, à la sœur Lune, au frère Fleuve et à la mère Terre », comme le dit poétiquement Laudato Sì (n.92;86). La catégorie de l’attention et de la coresponsabilité collective prend toute sa place, au point de dire dans Fratelli tutti que « nous sommes tous dans le même bateau : soit nous nous sauvons tous, soit personne n’est sauvé » (n.34).
Nous, latino-américains, lui sommes profondément reconnaissants d’avoir convoqué le synode de la Chère Amazonie pour défendre cet immense biome d’intérêt pour toute la Terre et la manière dont l’Église s’incarne dans cette vaste région qui couvre neuf pays et a droit à un visage autochtone.
Les grands noms de l’écologie mondiale l’ont affirmé : avec cette contribution, le pape François est à l’avant-garde du débat écologique contemporain.
Presque désespéré, mais toujours plein d’espoir, il propose une voie de salut : la fraternité universelle et l’amour social comme axes structurants d’une biosociété en fonction de laquelle se fondent la politique, l’économie et toutes les entreprises humaines.
Il s’agit de passer du paradigme du dominus (l’être humain en dehors et au-dessus de la nature comme son seigneur et maître) au paradigme du frater, tous frères et sœurs, avec tous les êtres dans la nature et parmi nous les humains.
Nous n’avons pas beaucoup de temps ni assez de sagesse accumulée pour ce chemin de dominus à frater et pour ce rêve du pape : la véritable alternative pour éviter un chemin de non-retour.
Le pape marchant seul sur la place Saint-Pierre sous une pluie battante, en temps de pandémie, restera une image indélébile et un symbole de sa mission de berger qui se préoccupe et prie pour le destin de l’humanité.
C’est peut-être l’une des dernières phrases de Laudato Sì qui révèle tout son optimisme et son espérance contre toute espérance : « Marchons en chantant ! Que nos luttes et notre préoccupation pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance. » (n.244).
Le pape François est l’objet d’attaques vicieuses de la part d’ennemis de leur propre humanité qui condamnent sans pitié, au nom d’un christianisme stérile, devenu fossile du passé, réceptacle d’eau morte, ses attitudes très humanitaires qui ne peuvent être que chrétiennes et évangéliques.
Le pape François les subit, imprégné de l’humilité de saint François d’Assise et des valeurs du Jésus historique. C’est pourquoi il mérite bien le titre de la meilleure tradition judaïque, de « juste parmi les nations », le véritable berger du peuple universel de Dieu qui traverse, encouragé par lui, ces temps dramatiques et menaçants.
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