À propos du motu proprio du pape François déboutant les traditionalistes
Par Jacques Musset
À la mi-juillet de cette année, le pape François a pris la décision de restreindre considérablement dans l’Église romaine la pratique du rite de la messe datant du concile de Trente, au motif que les communautés catholiques traditionnelles l’employaient systématiquement au mépris de celles issues du concile Vatican II. Leur habitude qui dénote un viscéral attachement au passé et à la doctrine traditionnelle du catholicisme jetait sans le dire explicitement le discrédit sur le concile Vatican II et les textes qui y furent votés. Depuis la décision du pape, on ne fait que le louer d’avoir remis de l’ordre dans L’Église et de l’avoir recentrée sur sa boussole, à savoir le Concile Vatican II et sa théologie. Cependant ne peut-on pas constater que la théologie de Vatican II sur l’Eucharistie continue d’intégrer la vieille conception de la messe, la considérant comme le renouvellement du sacrifice expiatoire que Jésus a offert en répandant son sang sur la croix pour le salut des hommes pécheurs ?
Une double déviation
Cette conception est née vers la fin du IIe s. et au cours du IIIe siècle, quand l’animation des communautés chrétiennes, jusqu’alors collégiales, est passée entre les mains d’un seul homme : l’épiscope, revendiquant le pouvoir en tout point sur elles. Ainsi, « on voit apparaître la première structuration cultuelle de la communauté chrétienne, divisée en deux catégories bien distinguées les unes des autres, les clercs ordonnés en vue du culte et les laïcs dépourvus de tout office et signe cultuel » [1] qui n’a été en réalité qu’une étape de réflexion et d’orientation. Dans la foulée de ce premier tournant religieux, que le théologien Joseph Moingt considère comme un grave déviation, a eu lieu un second tournant lié au précédent et tout aussi préjudiciable que lui, concernant le sens donné à la mort de Jésus. Jusqu’alors elle était considérée comme l’expression du don ultime et total de son existence, témoignant en paroles et en actes de l’amour universel de Dieu et appelant à une vie fraternelle sans discrimination. À partir du IIIe siècle, sa mort est vue comme un sacrifice expiatoire offert à Dieu en réparation de la faute initiale d’Adam et Ève. « Le repas du Seigneur » des origines, qui faisait mémoire du mouvement de l’existence de Jésus dans une ambiance de fraternité, devient la liturgie de la messe où se renouvelle le sacrifice du Christ pour expier nos fautes [2]. Pour cela, on se réfère aux paroles du Jésus des évangélistes Marc et Matthieu qui, dans leurs récits de la Cène, se réfèrent aux sacrifices de l’Ancien Testament scellant l’alliance du peuple avec Dieu. Mais qu’a dit Jésus exactement et quel sens donnait-il à son geste du pain rompu et du vin partagés, puisque le Jésus de Luc et celui de Paul offrent une autre version qui se réclame d’une l’alliance intérieure entre Dieu et les humains fondée non plus sur des sacrifices sanglants, mais au niveau du cœur renouvelé en chaque humain. Avec ce « tournant sacrificiel », le prêtre chrétien a pris en quelque sorte la relève du prêtre juif qui offrait des sacrifices en hommage à Dieu. Et le laïc chrétien est devenu totalement dépendant du prêtre dans sa relation à Dieu : pécheur, il n’a accès à la réconciliation avec Lui que par l’entremise du prêtre.
La messe du concile intègre toujours cette conception sacrificielle
Prenons la prière eucharistique la plus courte N° 2 (on pourrait trouver les mêmes éléments dans les autres)
La préface commune présente Jésus comme « rédempteur » : c’est bien un mot de la théorie de la mort sacrificielle de Jésus qui a réparé la faute originelle par son sang sur la Croix. On lit ensuite qu’en croix Jésus « a accompli jusqu’au bout la volonté » de Dieu son Père. Dans la tête des chrétiens où reste imprimée la doctrine commune du catéchisme sur Jésus venu pour nous sauver de la faute d’Adam et Ève, quel crédit peut avoir cette image de Dieu, qui a besoin du sang pour voir son honneur réparé ?
Puis on lit que Jésus-Christ a « brisé la mort » sur la croix (sous-entendu en répandant son sang), est-ce cela le message essentiel qui ressort de la totalité de l’existence de Jésus dont sa passion et sa mort ne sont que le point culminant ? N’est-ce pas un appel incessant à la fraternité, à l’ouverture du cœur, à l’intériorité, à la lutte contre ce qui déshumanise l’homme ? Cette pratique n’est-ce pas le vrai culte en esprit en vérité rendu à Dieu ? N’est-ce pas le chemin de la Vie, la vraie qui ne se dévalue pas y compris au-delà de la mort ?
J’entre dans prière eucharistique. La demande du prêtre à Dieu de faire devenir par son Esprit le pain et le vin dans le corps et le sang du Christ, n’apparaît-elle pas comme une sorte d’incantation magique ? On peut le penser : la doctrine eucharistique officielle catholique n’affirme-t-elle avec force que l’hostie contient le corps, l’âme et la divinité de Jésus. Quel chrétien moderne, éveillé et lucide, n’aurait pas un réflexe de rejet ? Puis, le rappel des paroles de Jésus sur le vin coïncide avec celles de la messe tridentine, elles mêlent les versions de Marc, Matthieu, Luc et Paul. Le « En rémission des péchés » enfonce le clou : la mort de Jésus est vue comme un sacrifice expiatoire.
Ensuite, l’assemblée et le prêtre font mémoire de la mort et de la résurrection de Jésus comme le cœur de l’expérience de Jésus. Mais l’ensemble de la vie de Jésus dont la mort sur la croix n’est que la dernière manifestation de sa fidélité à sa mission, comment se fait-il qu’elle soit totalement passée sous silence ? Là encore tout se concentre sur l’épisode sanglant de la Croix. On est toujours dans la théorie expiatoire.
Et cela est confirmé par la parole suivante du prêtre à Dieu : « Nous t’offrons, Seigneur, le pain de la vie et la coupe du salut ». On offre à Dieu la victime qui en versant son sang s’est sacrifiée en rémission des péchés !
Puis, la demande à Dieu qu’ayant « part au corps et au sang du Christ nous soyons rassemblés en un seul corps », rappelle que c’est sous la conduite du pape, des évêques et des prêtres, ajoute-t-on un peu après. Ces derniers sont les gardiens de la doctrine orthodoxe et les piliers de l’organisation cléricale. Cette unité qui entend se manifester dans le rite liturgique mis en place par Vatican II n’est-elle pas formelle ?
Vatican II, la référence ?
L’initiative du Concile par Jean XXIII avait éveillé de grands espoirs. Mais en fait qu’en est-il sorti ?
Que disent exactement les textes concernant les objectifs majeurs qu’il s’était donnés ? Je les ai tous relus attentivement il y a quelques années [3]. En fait, j’ai constaté que leurs présupposés d’où découlent leurs contenus reproduisent, à quelques rares exceptions près, la doctrine dogmatique traditionnelle. On part de Dieu, de son dessein, de sa réalisation en Jésus son Fils unique et on répète, à quelques différences près, les dogmes traditionnels concernant Dieu, Jésus, l’Église, son organisation hiérarchique et les sacrements. Le tout est sacralisé et absolutisé. Le Catéchisme de l’Église catholique de Jean Paul II (1992), qui est officiellement la référence de la foi chrétienne catholique, met en forme toutes ces affirmations classiques. Lisez-le, ce que peu de chrétiens ont fait et je les comprends, car ce n’est pas une partie de plaisir de voyager dans un amoncellement de positions doctrinales dont les auteurs n’ont pas peur d’affirmer qu’elles sont héritées de Jésus, alors qu’elles sont pour une bonne part des élaborations théologiques datant principalement des IVe-Ve siècles, mais aussi des suivants ! Concernant le sujet qui nous occupe, lisez au moins ce qui a trait au sacrement de l’Eucharistie (pages 285 à 305) et à « Jésus est mort crucifié » (page 130 à 136). Vous me direz si je me trompe.
Il y a mieux à faire
J’avoue que les commentaires élogieux qu’on a faits du motu proprio du Pape François en le faisant passer pour une mesure de sauvegarde de l’unité de l’Église me déçoivent et m’attristent, même s’il est nécessaire de dire haut et fort aux traditionalistes entêtés qu’au vu de leurs positions on n’a rien à voir avec eux. Il aurait été plus intelligent de le leur dire au temps de Jean-Paul II ! Car ce ne sont pas des manifestations liturgiques d’unanimité verbale qui créent la communion entre les disciples du Christ. C’est illusoire de le penser. Ce n’est pas non plus en se référant au Concile Vatican II, comme la balise suprême, qu’on repensera et promouvra un christianisme pour notre temps. Ce concile qui n’a été en réalité qu’une étape de réflexion et d’orientation n’a pas été inutile, mais on voit aujourd’hui à l’évidence ses limites et ses manques d’audace. Le travail d’inculturation du christianisme dans la culture moderne reste à faire et ne peut se contenter d’améliorations de surface. Un théologien comme Joseph Moingt en montre la voie, un chemin de remise en cause des soi-disant évidences reçues du passé, qu’il s’agisse des dogmes immuables, de la morale-couperet tombée du ciel et de l’organisation cléricale, simple création historique bien relative. La communion en profondeur entre les disciples de Jésus en profondeur se réalise par l’effort de chacune et de chacun de vivre de l’esprit de Jésus. Il en résulte inévitablement des expressions de foi qui ne peuvent pas être que plurielles, comme les témoignages des premiers chrétiens, dont nos quatre évangiles, beaucoup plus divers entre eux qu’on ne pense, sont une brillante illustration. A-t-on réalisé que la mémoire de Jésus dans les consciences est depuis le début d’une étonnante diversité ? Oui, je crois qu’on a mieux à faire aujourd’hui dans l’Église que de polariser ses efforts pour afficher liturgiquement une façade l’unité ! Rendons aux traditionalistes leur liberté et laissons-les entretenir les ruines et enterrer les morts. Car on ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. Remettons au contraire tout à plat de l’héritage, sans préjugé ni a priori. Ne tombons pas dans le travers de l’homme de la parabole [4] à qui son maître a confié une part de sa fortune pour la faire valoir et qui, pendant son absence, par peur de ne pas être à la hauteur, pense être fidèle à la mission confiée en enterrant le trésor. Mauvais serviteur ! On lui enlèvera même ce qu’il a, disent les évangiles. C’est peut-être le scénario dans lequel l’Église actuelle s’enferre qui conduit au désastre et à la mort. Je ne nie pas la difficulté d’envisager une alternative, mais le témoignage de Jésus en son temps, dans un monde et une religion recroquevillés sur eux-mêmes, ne nous stimule-t-il pas à faire lucidement les bilans, à consentir à ce à quoi il faut renoncer et entreprendre une rénovation en profondeur ?
Notes :
[1 L’esprit du christianisme, Joseph Moingt, Temps présent, 2018, page 115
[2] Ibid, pages 121 à 129
[3] Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ? Enquête sur le XXe siècle catholique et l’après-concile Vatican II, Jacques Musset, Karthala, 2017
[4] Mt 25,14-30 ; Lc 19, 11-28