Au bord du lac
Michel Deheunynck.
Pendant 30 ans, notre ami Jésus le charpentier était resté inconnu, dans l’ombre. Et puis le voilà qui sort de son petit univers, de son atelier de Nazareth. Et le voilà au bord du lac de Tibériade. Et il va se mettre à vouloir développer une grande liberté d’expression, de mouvements, de changements, et de liens fraternels.
Il va rencontrer les pêcheurs, les connaître, comprendre leur travail : affronter les intempéries, jeter et tirer les filets, etc. Et il se dit que Simon, André, Jacques, Jean seraient tout ce dont il a besoin pour constituer son staff. Mais pour cela, il va falloir, à leur tour, élargir leur horizon bien plus loin, au-delà du lac, vers l’océan de tous ceux qui sont en attente de libération. Et il va falloir qu’ils s’y mettent. Et pas un par un, comme des pêcheurs à la ligne assis au bord du quai, mais ensemble, en jetant le filet en pleine mer. En faisant d’eux des « pêcheurs d’hommes ». Pêcher des hommes, ça ne veut pas dire les attraper, les récupérer, mais les aider à émerger, à sortir la tête de l’eau et y voir plus clair. C’est cette lumière-là que Jésus est venu apporter à tous ceux qui sont abattus, fatigués, démoralisés, sans espoir. Et il leur dit « Il est là, le Royaume de Dieu ! » Il n’est pas ailleurs, au loin, il est tout proche !
Le Royaume de Dieu tout proche, vraiment ? Ils ont un peu de mal à y croire. Jean Baptiste vient d’être jeté en prison ; tout le pays est sous le joug de l’occupation romaine… Et nous aussi, aujourd’hui, on a un peu de mal à y croire, en pensant à tous ces peuples qui sont encore massacrés, violés, victimes de racisme et même parfois de purification ethnique. En pensant aussi à tous les oubliés de la vie en galère, désemparés, et toutes ces vies humaines cassées…
Mais Jésus nous dit aussi « Convertissons-nous ! » élargissons notre regard, retouchons nos a priori, révisons nos critères de jugement, faisons évoluer notre pensée… Et alors, oui, le Royaume de Dieu, il sera déjà un peu plus proche. Dieu à portée de mains !!
Voyez, il y a là une grande différence entre Jésus et son cousin Jean Baptiste. Jean Baptiste, lui, il annonçait un événement qui allait venir, auquel il fallait se préparer par ce qu’en religion, on appelle, la pénitence. Pour être purs, quand ça arriverait. Jésus, lui, nous dit que Dieu, il est déjà là, comme infiltré en chacune et chacun de nous. Il n’est pas une référence passée de notre histoire de croyants ni une sorte de garantie pour une vie future. Non, il est là maintenant ! Alors, comme Simon, Jacques, Jean, André et les autres, on ne peut plus vraiment vivre comme avant. Puisque Dieu est à portée de mains, il suffit de les tendre, ces mains : de les tendre d’abord vers soi-même pour retrouver confiance, et puis de les tendre vers les autres et donc vers lui.
Un message un peu vite dit, c’est vrai. Notre évangéliste de cette année, Marc, il aime les raccourcis. Avec lui, ça ne traîne pas. Pas besoin de longs discours verbeux pour annoncer une bonne nouvelle, une grande nouvelle comme celle-là. Et pourtant, cette annonce, elle en a pris bien des rides, bien des traces d’usure. Au point que ce message, est-ce qu’il nous étonne encore ? Est-ce qu’il nous surprend encore autant qu’il le devrait ? La bonne nouvelle de l’Évangile aurait-elle vieilli à ce point ? Non, bien sûr. C’est plutôt ceux qui sont chargés de l’annoncer qui ont vieilli. Parce que pour annoncer une nouveauté, il faut renoncer aux usages d’avant. Il faut, pour ainsi dire, se refaire à neuf. Avec la tradition religieuse, on croyait qu’il était correct de se tenir à genoux devant Jésus, avec un visage sérieux. Alors que dans tout son Évangile, Il ne cessera de nous mettre debout et de nous inspirer un visage décrispé, souriant, aimant. Et pour nous mettre, à notre tour, en route à sa suite, ça, ça change tout !
Source : La périphérie : un boulevard pour l’évangile (éditions Temps Présent), p.73