Le féminisme, une chance pour l’Église
Patrice Dunois-Canette.
Qu’est-ce qu’une Église « bonne » ? Voilà une question importante. La raison d’être de l’Église, et donc son avenir, dépend de ce qu’a voulu et veut Celui qui l’a fondée. Mais elle dépend surtout de la réponse qu’ont fait, que font à cette question ceux qui ont cru, croient que l’Église leur était, leur est confié et qui l’ont organisé, l’ont gouverné, l’organise et la gouverne parce qu’ils en auraient, seuls ou à peu près, les aptitudes naturelles, les prédispositions ontologiques.
Pendant longtemps l’Église « bonne » a été pensée par des hommes, organisée par des hommes, dominée par des hommes. Cette Église masculine regardait les femmes comme une catégorie, définissait ce qu’est la « femme », disait à quel modèle, image, manière d’être elle devait se conformer, quelle était sa vocation propre, théorisait sa spécificité, sa faiblesse, sa secondarité par rapport au sexe masculin. Elle s’autorisait aussi à hisser ces postulats essentialistes au rang d’axiomes théologiques. Elle asseyait sereinement et sans douter sa domination, son pouvoir, ses prérogatives sur la division sexuée du travail – rôles et places – et l’assujettissement des femmes qui l’accompagne.
Qu’est-ce une Église « bonne » pensée en dehors des ressorts d’une organisation sociale issue du modèle patriarcal, des biais genrés et androcentrés, des concepts ou postulats théologiques, ecclésiologiques, doctrinaux, disciplinaires d’une Église aux mains des hommes ? Qu’est-ce qu’une Église « bonne » imaginée en dehors des logiques à l’origine de la hiérarchisation des sexes, de la naturalisation des inégalités, des différentiations sexuées ?
Comment les recherches et pratiques féministes permettent-elles aujourd’hui de repenser à nouveaux frais les cadres théoriques dominants en théologie, ecclésiologie, droit, leur pertinence et leurs zones d’ombre ? de rendre compte, d’expliquer et de dénaturaliser les inégalités femmes/hommes persistantes ?
Pourquoi l’Église a besoin du féminisme pour devenir ou redevenir une Église « bonne » ? Pourquoi finalement le féminisme est une chance pour l’Église ? une chance pour retrouver l’Église du Christ ?
Est-il absurde que la Conférence épiscopale française, qui pour l’heure ne dispose d’aucun bureau, commission, groupe de travail, secrétariat, organisme en charge de la question de la place et des rôles des femmes dans l’Église, se dote d’une instance ayant pour mission, compétence, autorité, crédit d’entendre le féminisme comme un mouvement visant à mettre fin au sexisme, à l’exploitation et à l’oppression sexistes et à réaliser la pleine égalité de genre en droit et en pratique ?
L’organigramme de l’Église de France peut-il demeurer encéphalogramme plat quand les questions se font pressantes, insistantes, s’expriment haut et clair aujourd’hui et particulièrement dans les processus synodaux en cours ?
La manière dont l’institution abordera la « cause » des femmes conditionnera demain peut-être de manière décisive l’adhésion à l’Église. Demain nombre de fidèles ne voudront plus, ne pourront peut-être plus appartenir à une organisation qui, protégée par le principe de liberté religieuse, fait fi des principes d’égalité des sexes et de non-discrimination à l’égard des flemmes reconnus dans le cadre des droits de l’être humain, et continue à relier le sexe à des fonctions, rôles et places.
L’Église peut-elle sans autre forme de procès vouloir tourner la page des violences sexuées et sexuelles, emprises, abus et crimes, qui ont ravagé des femmes, religieuses ou non, toutes engagées, sans questionner les conceptions et organisations, formations et prédications qui ont produit cet impensable ? sans interroger le plus profondément l’entre-soi masculin qui les a permis ? Après celui du monde des mineurs, l’océan de souffrance des femmes reste à découvrir, la parole des femmes victimes à entendre. L’institution a entrepris, elle doit poursuivre.
Mais elle doit aussi affronter le « backlash », le « retour en arrière » ou « retour de bâton », « régression », « revanche » d’une partie des siens face au progrès heureux et nécessaire des droits des femmes.
L’Église de France, son gouvernement, ne peut donner l’impression de tenir pour rien le développement d’un discours catholique qui veut faire du masculinisme un « humanisme », faire du masculinisme l’équivalent positif du féminisme… promeut la non-mixité, la différenciation, la complémentarité, le génie féminin, vente un alter féminisme libéré des injonctions féministes caractérisés comme anxiogènes, victimaires…
Elle ne peut pas ne pas adopter un « voir juger, agir » lucide, courageux,
-quand nombre de paroisses de ses diocèses organisent à bas bruit la ségrégation des places et rôles dans l’espace « sacré », la division du travail sexuée dans la liturgie : servants d’autels et servantes d’assemblée, service de la communion dévolu aux hommes, lectorat et acolytat masculin ;
-quand sa pastorale de l’enfance et de l’adolescence, sa pastorale du mariage, des divorcés remariés, des homosexuels, des vocations… des familles, des pères… sont confiés à des communautés nouvelles, charismatiques ou restitutionnistes, qui véhiculent discours, schémas idéologiques, enseignements, formations sur la différence, la complémentarité, la masculinité et la féminité, la mixité / non-mixité, l’« alterféminisme », le « post-féminisme », la « théologie du corps », la virilité… le caractère masculin et ontologique du sacerdoce… quand elle accompagne sans circonspection les mobilisations du catholicisme intransigeant, décomplexé et droitier contre la « théorie du genre », le danger des « remises en cause » de l’hétéronormativité : féminisme, sexualité hors mariage, contraception, avortement, inégalités structurelles entre classe des hommes et classe des femmes… ;
-quand ses pèlerinages, ses instituts, sanctuaires, lieux d’adoration, séminaires, sessions de développement personnel, de coaching, ses fraternités, « cordées », camps, blogs, réseaux sociaux, son événementiel… semblent vouloir poursuivre un projet qui, dans son empressement à vouloir que le Concile soit à l’origine de tous les maux et de la perte d’influence de l’Église, tourne le dos à une herméneutique du Concile Vatican II vécu comme concile nouveau, concile faisant le choix assumé de promouvoir une doctrine qui concerne l’homme tout entier et son humanisation, de promouvoir une doctrine inscrite dans le moment présent de l’histoire, de promouvoir une doctrine transmise pour le bonheur de l’homme dans la situation présente de l’histoire.
Espace liturgique, pastorale, mobilisation, formation des prêtres… tout ceci, plus ou moins à bas bruit, se déploie et lorsqu’on interroge, on vous répond au mieux quand on n’est pas a promoteur des pratiques restitutionnistes et des choix antiféministes et masculinistes : « que voulez-vous que j’y fasse ? » ou encore que » les « troupes » sont de ce côté ». Mais l’avenir, qui n’est pas le lendemain du jour d’aujourd’hui, est-il bien là ? Qu’est-ce qu’une Église « bonne » ?
L’Église catholique de France veut-elle sur la question des femmes, sur son rapport au monde finalement, s’inscrire dans le mouvement de rupture par rapport aux conciles précédents que Vatican II a ouvert ? Veut-elle revenir au climat de condamnation, d’exclusion, d’arrogance, de suffisance, d’orgueil, d’omnipotence qui existait au moment où il s’ouvrait et dont les femmes qu’elles l’aient intégré ou pas, ont eu à souffrir ?
Sur la question de la place et des rôles des femmes, les raisons s’accumulent et notamment les silences, acceptations et encouragements tacites, le choix des séminaristes et les formations qu’ils reçoivent pour qu’il devienne douloureusement légitime et nécessaire de tirer la sonnette d’alarme.
Le féminisme est une chance pour l’Église. L’institution veut-elle l’entendre, peut-elle l’entendre ? Aura-t-elle le courage de le comprendre ? Ne pourrait-elle pas, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse de travail, tenter de faire l’inventaire de ce qu’elle aurait à gagner, pour sortir des égarements, des impasses, des étiolements, des abandons, à confier l’Église aux femmes ?
Il faut que l’Église devienne une société sexuellement égalitaire, que tout le peuple de Dieu découvre le féminisme, comme une exigence vitale, un projet pour les femmes, pour les hommes et pour tous les autres. Le féminisme est un projet urgent pour une Église qui doit redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une société où les charismes appartiennent à tous, sont partagés, mais qui s’est construite idéologiquement, doctrinalement et organisationnellement comme un espace où les femmes ont été et sont encore infériorisées et dominées.
Cet avenir s’écrit quand des associations que l’institution aurait tout intérêt à davantage solliciter vivent une révolution du féminin qui libère des assignations sexuées entretenant la misogynie et l’homophobie, les subordinations et discriminations procédant du postulat de l’infériorité ontologique des femmes et celui de la supériorité du viril sur l’autre, homme.
Il s’écrit quand ces associations partagent les combats de toutes celles qui militent pour la libre appropriation de leurs identités, de leurs aspirations, de leurs corps, de leurs styles, hors des injonctions normatives. Il s’écrit quand ces associations remettent en cause le principe de liberté de religion quand il fait manifestement obstacle à l’adoption concrète des principes d’égalité des sexes et de non-discrimination à l’égard des femmes adoptées dans le cadre des droits de l’être humain par le droit positif français, le droit européen et international.
Les baptisées, et avec elles les hommes chrétiens qui savent que l’homme et la femme sont créés en stricte égalité et que Jésus n’est pas sexiste, ont un rôle particulier à tenir dans l’Église pour ne pas donner à toutes celles et ceux qui veulent une humanité qui réinvente les relations entre les sexes, le sentiment d’une résignation ou d’un renoncement face à une affirmation de la différenciation entre les sexes qui exclue les femmes de certaines fonctions cultuelles en raison de leur « être féminin » ou tient pour peu, talent, aptitude, imagination sous prétexte d’appartenance au sexe « faible ».
Les femmes et les hommes qui refusent le modèle de supériorité masculine et les pastorales de re-différentiation ou de non-mixité portées par le discours de la crise de la masculinité ont un rôle à tenir avec les mouvements féministes quand un féminisme anti- féministe semble encouragé par des groupes et milieux se réclamant de l’Église. Elles ont un rôle à tenir quand se redéploie un conservatisme catholique qui, sous des abords séducteurs et en empruntant au discours égalitaire, inscrit à nouveau le féminisme dans une logique du ressentiment, s’emploie à réarmer l’idéologie du différentialisme sexuel, mobilise tout un répertoire d’actions visant à contrer la promotion cultuelle et législative de l’égalité entre les sexes et les sexualités.
Rien ne peut justifier que les femmes doivent être ce que les hommes veulent qu’elles soient ou se soumettre aux injonctions qui pèsent encore sur elles pour pouvoir être entendues quand elles parlent de leur fidélité au sauveur, de leur compréhension des écritures, des « signes des temps », de leur rapport aux autres et au monde, de leur état de croyantes. Une Église masculine a surestimé ce qu’elle pouvait donner aux femmes et a oublié ce qu’elle peut et doit recevoir des femmes.
Elle a voulu « féminines » les qualités d’obéissance et de révérence et « masculines » celles de responsabilité et d’autorité.
Elle a voulu que les femmes soient complémentaires des hommes, mais jamais l’inverse. Elle a augmenté d’une dimension théologique le principe qu’il existerait une nature féminine différente d’une nature masculine qui, elle, incarnerait la nature humaine dans toute sa plénitude.
Il est grand temps de revisiter l’histoire, la discipline, la doctrine, de relire les Écritures, hors de l’androcentrisme de ses traductions et interprétations et dans une dynamique de changement sans lequel l’Église perd tout crédit.
Ceux qui se veulent des pasteurs doivent mettre leurs pas sur les pas des féministes catholiques et des baptisés hommes qui, grâce à elles, avec elles, réinventent, les masculinités. Cette « réinvention » n’est-elle pas la condition incontournable de naissance d’une Église qui donne envie, redevienne « signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Vatican II, Lumen gentium, constitution dogmatique sur l’Église, n° 1.), qui se donne capacité à convoquer là où le Christ ressuscité donne rendez-vous, « au carrefour des Écritures », et dans la célébration des gestes sacramentels qui fondent la communauté ?
Le Christ n’a voulu être attesté que par le témoignage de ceux qui ont cru en lui, quels que soient leurs sexes et leur sexualité. Jésus ne veut pas des prosélytismes de genre qui conféreraient aux dominés par leur domination (Marx) reconnaissance, pouvoir, propriété des biens du salut. Le Christ aimait les femmes. Il aimait une humanité faite de femmes et d’hommes. Il reconnaissait aux femmes une vie spirituelle qui a beaucoup à dire à tous. Il cherchait appui auprès des femmes. Il pressentait que celles-ci lui resteraient fidèles et celles-ci persistaient, envers et contre tout et jusqu’à la croix, à croire que celui qu’elles avaient choisi de suivre ouvrait les horizons des aspirations, des attentes, des espérances.