La ruine de l’Église est la faute des libéraux
Robin Meyers (pasteur de l’Église Unie du Christ, professeur à l’université d’Oklahoma, États-Unis).
Tim Keller, pasteur de l’église presbytérienne du Rédempteur à New York, décédé le 19 mai 2023, vient de publier un essai [1] expliquant de façon catégorique que l’Église est en train de disparaître par la faute des progressistes libéraux qui dissolvent le fondement surnaturel de la foi et confondent celle-ci avec une idéologie séculière et individualiste qui marginalise la présence divine – pour ne pas parler de la Croix.
Cet article est, d’une part, extrêmement clair et présente d’autre part une théologie du bouc émissaire totalement lamentable.
Il commence par évoquer le souvenir de la foi américaine à son zénith au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les gens des banlieues fréquentaient les églises, avaient des familles nombreuses et croyaient que les Dix Commandements étaient plus que de simples suggestions. C’était, disait-il, une époque où l’on peinait à construire suffisamment de locaux de catéchisme et où tout le monde savait la différence entre le bien et le mal. Dieu siégeait au firmament et on ne se permettait pas de décider soi-même de la foi. On était des croyants fidèles et la preuve en est qu’on croyait fermement même aux choses que Jésus n’avait jamais mentionnées et qui ne semblaient pas du tout l’intéresser.
Les problèmes ont surgi dans les années 1960. Les gens se sont mis à contester toutes les autorités, y compris celle de la Bible, dont Keller dit qu’on la considérait même alors comme « non fiable ». Dévoyées par leurs élites, les Églises ont commencé à régresser, non à cause d’une hypocrisie de leurs fidèles, ou à cause de leur refus d’une autorité effectivement patriarcale fondée sur la crainte, mais bien parce qu’on y rejetait globalement l’idée de toute vérité transcendante.
Mais dépourvue de l’autorité du monde surnaturel, l’Église a perdu à la fois sa force et sa raison d’être. L’irruption du sexe, de la drogue et du rock and roll n’étaient pas les signes que l’on s’éloignait seulement de l’enfer d’un conformisme rigide et de la soumission de la femme, mais que l’on se donnait le droit de choisir librement son style de vie et de faire ce qu’on voulait. Keller ajoute que les facultés de théologie se sont mises à enseigner la critique biblique, mais que celle-ci « ne se permettait pas de discuter les modalités de la pensée nouvelle qu’elle se bornait à adopter purement et simplement. »
J’étais, moi-même, étudiant dans les années 1970. Je prenais conscience du fait que les Écritures critiquaient fortement la cupidité, l’égocentrisme et l’injustice de la société dénoncés par l’atmosphère nouvelle qui surgissait et j’approuvais la dénonciation que nous y lisions de toutes les formes d’esclavage, y compris celui des maris sur leurs femmes.
Keller dit aussi que l’on a abandonné la croyance aux miracles et que l’on a réduit la religion à un mélange des théories modernes, philosophiques et psychologiques. On peut penser que la situation est sans doute plus nuancée. Ce qui est discuté est la conception de miracles accomplis exclusivement en faveur des élus de Dieu ou présentés comme simples preuves de la divinité de Jésus. On peut effectivement s’interroger sur le sens du miracle de la mer Rouge qui diffère fondamentalement selon qu’on se place du point de vue de la mère d’un Hébreu qui échappe à l’esclavage d’Égypte ou de celui de la mère d’un soldat égyptien noyé dans la mer. Sans parler de l’autosatisfaction de ceux qui s’estiment spécialement protégés par Dieu de préférence aux autres.
Keller reproche aussi aux Églises d’avoir renoncé à l’enseignement éthique traditionnel concernant le sexe et l’argent. Mais a-t-il raison ? N’est-ce pas plutôt que tout le monde voit bien aujourd’hui qu’en fait les Églises étaient toutes obsédées par la sexualité, s’en méfiaient, s’efforçaient de la contrôler et s’y efforcent d’ailleurs toujours.
Quant à l’obsession de l’argent, ce ne sont pas les Églises traditionnelles qui prêchent le soi-disant « évangile de la prospérité » (selon lequel Dieu favorise financièrement les fidèles), mais bien les communautés évangéliques et je pense que Keller se trompe de cible.
En ce qui concerne la politique, Keller reproche aux Églises progressistes de ne soutenir que le seul parti démocrate. C’est assez vrai et ce n’est certainement pas bon. Mais les évangéliques font de même avec les Républicains et même la plupart d’entre eux voudraient faire revenir Trump au pouvoir alors qu’il a été le plus méprisable à avoir jamais été Président. À la question évangélique traditionnelle « que ferait Jésus ? », on peut répondre qu’il ne regarderait pas toutes les attitudes politiques comme également respectables : dans l’histoire des marchands qu’il a chassés du Temple, on remarque qu’il n’est pas entré dans un débat sur l’éventuelle corruption du système, mais qu’il les a expulsés à coups de fouet.
En ce qui concerne la lecture littérale de la Bible, Keller reproche aux Églises traditionnelles de considérer trop souvent les histoires bibliques comme des « légendes ». Nous les considérons, en réalité, plutôt comme des « mythes », proposant des vérités trop importantes pour n’être que des récits historiques. Mais ce que prétend Keller est que l’Église retrouverait sa grandeur en acceptant de croire que des contes de fées se sont réellement passés au lieu d’en déconstruire et d’en reconstruire la narrativité. Autrement dit, la vraie foi serait de croire dont vous savez très bien qu’elles ne sont pas vraies afin d’en obtenir des récompenses auxquelles vous ne croyez pas vraiment.
Finalement ce reproche que fait Keller aux progressistes de provoquer la mort de l’Église revient à dire que nous n’avons jamais voulu être malhonnêtes à l’égard de la Bible, de son message des origines imparfait et pourtant irremplaçable, de la différence entre la foi en tant que doctrine immuable et adorateurs du Christ et la foi en tant que disciples de Jésus. Nous sommes peut-être peu nombreux, mais, comme le levain dans le pain, nous pouvons être très subversifs.
Mais ce que Keller ne dit pas, c’est que depuis la période soi-disant royale des années 1950, ce sont toutes les Églises qui sont désormais en déclin, y compris les évangéliques. Et la raison en est peut-être bien que personne n’a véritablement réussi à relever les défis de notre époque. Jésus a dit : « Vous les reconnaitrez à leurs fruits » (Matthieu 7.16) et manifestement, pour garder cette comparaison, nos contemporains trouvent que nos bananes sont moisies et leurs pêches abimées et plus personne ne s’intéresse à ces fruits.
Personne ne prétend d’ailleurs que faire revenir les progressistes à l’orthodoxie surnaturelle d’antan avec notamment la croyance au paradis et à l’enfer résoudrait le moins du monde les problèmes contemporains. L’individualisme actuel est certainement un problème, mais ce n’est pas un retour aux croyances de naguère qui rendrait plus communautaire l’esprit de notre peuple. Une attitude conformiste n’est pas communautaire, elle n’est qu’autoritarisme religieux.
Finalement, la vérité de l’Évangile est que toute réorientation est précédée d’une désorientation. C’est bien ce que montrent les paraboles de Jésus.
Note :
[1] Tim Keller, On the Decline and Renewal of the American ChurchSource : http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-spiritualite/gc876.htm
Source originale : Blaming Progressives for the Death of the Church(traduction : Gilles Castelnau)