Trois textes brillants pour nous aider à « marcher avec Jésus » en Palestine
Laurent Baudoin.
Plus la répression israélienne s’intensifie en Palestine, plus la violence se déchaîne et plus les peuples prennent conscience de la nocivité du régime colonial et d’apartheid imposé aux Palestiniens de toutes confessions. Un élan stimulé par le nombre croissant d’actes antichrétiens commis par les extrémistes juifs et les colons, soutenus par un pouvoir qui ne cache plus son projet de purification ethnique et religieuse. Le conflit colonial de Palestine, quoique politique avant tout, a une dimension morale et religieuse indéniable. Sur ce plan au moins, la cause palestinienne bénéficie d’un alignement des planètes. Outre les nombreux rapports de l’ONU et des organisations de défense des droits humains (y compris israéliens) sur la colonisation et l’apartheid, des études fondées sur l’exégèse biblique et la morale religieuse contestent les prétentions du sionisme à s’accaparer la terre. Elles font ainsi passer la solidarité avec la Palestine du champ caritatif, nécessaire, mais sans horizon politique, à celui de la conceptualisation d’une injustice. Sur ce point, trois documents présentent un grand intérêt : le Dossier sur l’apartheid israélien de Kairo Palestine, L’Autre côté du mur de Munther Isaac, Judaïsme contre sionisme d’Emmanuel Lévyne.
Kairos : Dossier sur l’apartheid israélien
Publié par le mouvement chrétien palestinien Kairos (moment opportun en grec) qui prône la résistance non violente active à l’occupation, cosigné par son président Michel Sabbah, patriarche latin émérite de Jérusalem, et Rifat Kassis, coordinateur général de Kairos mondial pour la justice, en lien avec le Centre chrétien œcuménique de la théologie palestinienne de la libération Sabeel (chemin en arabe), le Dossier sur l’apartheid israélien [1] atteste que les lois et pratiques d’Israël répondent à la définition internationale de l’apartheid. S’appuyant sur une description biblique de ce péché, il exhorte les Églises du monde à entendre l’appel des chrétiens de Palestine pour la justice et un partage équitable de la terre.
Cette étude théologique, inspirée de Mt 10, 32-33 sur la cohérence entre foi et action, fait revivre le concept de status confessionis, exhortation de l’Église à statuer sur un point de doctrine ou d’éthique jugé indispensable pour être fidèle au Christ, faute de quoi l’Église cesse d’être l’Église. La démarche a des antécédents. En 1934, à l’initiative du théologien Dietrich Bonhoeffer, des voix protestantes allemandes condamnent les lois antijuives des nazis, arguant de l’obligation pour l’Église de rejeter l’injustice et la tyrannie. De même, entre 1964 et 1982, des Églises et institutions protestantes adoptent une attitude de status confessionis contre l’apartheid sud-africain.
En 2017, la Communion Mondiale d’Églises réformées statue sur l’injustice en Palestine : « C’est l’intégrité de la foi et de la pratique chrétiennes qui est en jeu. » En 2021, l’Église Unie du Christ aux États-Unis déclare : « L’oppression du peuple palestinien par Israël est une question d’urgence théologique et un péché, car elle viole le message des prophètes de la Bible et celui de l’Évangile. »
En 2021, dans une Déclaration de repentance et d’espoir, les jeunes chrétiens palestiniens du mouvement Christ au checkpoint regrettent leur passivité et leur échec « à être sel et lumière pour ce pays ». Ils s’engagent à agir : « Tout en étant non-violents, nous refusons le piège qui met a même niveau la violence du système et celle des opprimés qui réagissent contre ce système. La colère du peuple palestinien est une sainte et juste colère (cf. Ep 4,26s). Jésus se tient aujourd’hui du côté des Palestiniens qui souffrent et qui résistent à l’oppression (cf. Mt 25,31-46). »
En 2022, le Dossier Kairos demande aux Églises du monde un status confessionis sur l’apartheid israélien : « La réponse théologique est claire. La neutralité n’est pas une réponse fidèle. Toute justification théologique ou biblique de l’oppression et de l’injustice est à la fois un péché et une hérésie. » Il rappelle que « l’Église universelle n’a que trop souvent contribué à la souffrance des Palestiniens » (colonialisme britannique, lobbying politique et financier du sionisme chrétien). Pour que la « bonne nouvelle » de l’Évangile ne soit pas « une annonce de mort » pour les chrétiens palestiniens, il faut que l’Église « revisite les Écritures et rejette toute théologie qui favoriserait un peuple au détriment d’un autre ».
[1] https://nsae.fr/2022/08/06/le-dossier-sur-lapartheid-israelien-de-kairos-palestine-et-kairos-mondial-pour-la-justicMunther Isaac : L’Autre côté du mur
Le livre du pasteur de l’Église luthérienne de Noël à Bethléem nous conduit derrière le mur pour voir ce qui y est caché. Érudit, mais facile d’accès, il montre combien les chrétiens palestiniens sont marginalisés et discrédités par le régime israélien, mais aussi par la plupart des Églises occidentales, perméables – par peur, ignorance ou conservatisme – au discours sur l’appartenance de la Terre sainte aux seuls juifs. Il apostrophe aussi les chrétiens sionistes pour leurs positions contraires aux enseignements du Christ.
Munther Isaac nous invite à faire « l’expérience de la présence libératrice de Dieu dans les endroits les plus inattendus ». C’est « un défi lancé à toutes les sources de pouvoir et de contrôle. Un défi à l’utilisation abusive de la Bible et de la religion pour créer la division à partir d’une posture d’autosatisfaction et d’orgueil. Un défi à toutes les idéologies théologiques qui encouragent l’hégémonie et les préjugés. Un défi à l’esprit de puissance et de richesse et une invitation à suivre notre serviteur crucifié et humble souverain. »
Quand Jésus est né, le contexte en Palestine n’était pas très différent de celui d’aujourd’hui. « Il se caractérisait aussi par l’oppression exercée par une puissance impérialiste, l’occupation, les contrôles, les interrogatoires, la corruption, la disparité entre riches et pauvres, la violence militaire, les murs de haine, les intifadas, les villes détruites, les réfugiés, l’obsession de la fin des temps, la violence religieuse et la mort. S’il y a un endroit qui a constamment besoin de voir “les puissants chassés de leurs trônes” et “les affamés nourris de bonnes choses” comme dans la prière de Marie, c’est bien celui-ci. C’est ici que l’incarnation devait avoir lieu. »
Pour la théologie chrétienne palestinienne, toute réalité politique en Terre sainte repose sur le principe que « la terre appartient à Dieu, pas à une nation, à une ethnie ou à une religion… La croix nous rappelle que Dieu est solidaire des opprimés, des victimes de la violence religieuse et de la violence d’État. » Dieu habite « avec ceux qui sont broyés et humiliés dans leur esprit, pour ranimer l’esprit des humiliés et raviver le cœur de ceux qu’on a broyés (Is 57,15) ».
« Le partage de la terre, vision biblique des Écritures hébraïques, doit être la vision prophétique de l’Église dans ce pays et partout dans le monde… Notre objectif ultime est la paix et la réconciliation, mais il ne pourra s’accomplir qu’après que la justice aura été rendue. […] Dans ce conflit, l’Église occidentale fait partie du problème. Si une théologie produit du privilège et de la suprématie, alors elle fait problème. Il est temps pour l’Église de revoir sa théologie et de prendre au sérieux la théologie de ce côté-ci du mur. »
Emmanuel Lévyne : Judaïsme contre sionisme
Enseignant et théologien juif l’auteur puise sa critique humaniste dans la Torah et le Talmud. Pour lui, l’établissement en Palestine d’un État qui se dit « juif » est incompatible avec les valeurs du judaïsme : « En plus d’être une perversion de l pensée juive, le sionisme politique est un facteur d’injustices et de guerres. »
Le Messie devant être un pauvre, Lévyne constate « la convergence extraordinaire d’une pensée chrétienne et d’une pensée juive » qui conforte sa défense des Palestiniens. « Je me dois, pour rester vraiment juif, de prendre parti pour ce peuple et le défendre contre l’impérialisme agressif qui est inhérent à toute nation en expansion. » Et d’ajouter avec force : « Le peuple palestinien a un caractère christique. Il souffre pour les fautes du monde, Dieu s’incarne en lui, Dieu est avec lui. »
Références :
– https://www.kairospalestine.ps/images/dossier-kairos-sur-lapartheid-israelien-full.pdf ;
– Munther Isaac, The Other Side of the Wall, Bethlehem Bible College, Bethléem, 2022 ; L’autre côté du mur, Amis de Sabeel France (diffusé par Golias)
– Emmanuel Lévyne, Judaïsme contre sionisme, L’échelle du temple, Soissons, 2022 [1969] ;
– Colloque Sabeel-France 24/11/2018 : https://dioceseparis.fr/israel-dans-la-bible-et-l-etat-d.html
Source : Les réseaux des parvis n°110 : La voie de Jésus de Nazareth, toujours d’actualité ? p. 20