Conscience, pensée, liberté, vérité
Tels sont les thèmes d’un échange entre Robert Ageneau et Serge Couderc, membres de Pour un Christianisme d’Avenir, avec Georges Heichelbech, membre du comité de rédaction des Réseaux des Parvis.
Un petit historique de l’évolution de la conscience
RA : Ce qui a introduit la conscience dans la vie du cosmos, c’est l’émergence de l’Homo Sapiens il y a 300 000 ans. Cela fait beaucoup par rapport à nos deux millénaires après J.-C. Il y a d’abord le paléolithique, l’ère des chasseurs-cueilleurs et des prédateurs. Puis le néolithique à partir du deuxième millénaire avant J.-C. : le temps de la sédentarisation. La conscience apparaît comme une capacité de réflexion sur l’environnement et sur soi-même, à la différence de l’instinct des animaux. C’est le besoin d’une certaine pensée mythique et religieuse. Cela évoluera avec l’écriture à la moitié du premier millénaire avant notre ère. Il y a vers 600-500 avant J.-C. ce que Karl Jasper a appelé un « temps axial » : l’émergence de la philosophie grecque, le bouddhisme, l’hindouisme, la Chine et ses penseurs, les grands textes du judaïsme. Puis viendront Jésus et son message révolutionnaire, puis Mahomet. La conscience ira de pair avec la prise de conscience. Tout cela sera relayé en Europe par l’invention de l’imprimerie.
Une nouvelle rupture se produit en Occident avec l’avènement de la raison et de la modernité scientifique. C’est la terre qui tourne autour du soleil. Le décalage de la religion apparaît avec la condamnation de Galilée. Le XVIIIe siècle est l’avènement encore plus systématique de la raison avec Descartes, Leibniz et Spinoza. L’homme s’émancipe de la religion. Cette réalité est ancrée dans notre conscience moderne du XXIe siècle, mais elle subsiste dans une certaine fragilité, car malmenée par des régimes et des situations autoritaires. La conscience a toujours progressé avec des stagnations.
SC : Il me semble que trois éléments sont à mettre en avant après ce rappel historique : la conscience, la pensée et la liberté. La conscience développe la pensée qui est libre ou pas. Les systèmes, en général, n’entravent pas la conscience ou la pensée, mais ils entravent parfois la liberté de conscience ou la liberté de pensée. Ce peut être le cas, en particulier, des religions.
Du totalitarisme
GH : Ce sont certains systèmes religieux, mais aussi des régimes totalitaires. Dans son livre Vers l’effondrement, Bruno Mori, page 68, précise la signification de ce terme : « Un régime totalitaire est toujours soutenu par une idéologie, qui est un système d’idées érigé en instrument de pouvoir. » Le totalitarisme est la négation de la liberté de conscience. Déjà dans les années 1970, Charles Wackenheim, dans Christianisme sans idéologie, faisait le parallèle entre le système doctrinal de l’Église catholique romaine et l’État soviétique. Dans les deux cas, l’autorité centrale s’attribue le monopole de l’interprétation authentique de la doctrine officielle.
SC : En plus de l’autoritarisme, j’ajouterais aussi le cléricalisme. Des manières déviantes de gérer le collectif et le communautaire.
À propos de la Vérité
GH : Comment de ma vérité n’ai-je pas tendance à faire La Vérité et à devenir totalitaire ?
SC : Je crois que pour éviter cela, il y a deux conditions : accepter que nos représentations ne soient que des représentations, et accueillir le point de vue de l’autre pour cheminer ensemble. La parole évangélique n’est pas « Aime-toi toi-même », mais « Aime ton prochain comme toi-même ». Quand je travaillais dans la lutte contre l’illettrisme, les personnes avançaient si elles étaient en mesure de bouger leurs représentations, par exemple sur la lecture et la manière d’apprendre à lire. À partir du moment où elles entraient dans une pédagogie active et proche de la recherche actuelle, elles apprenaient à lire. Cela devrait être pareil au sein des systèmes religieux.
RA : Cela renvoie à une conception démocratique de la vie en société. L’apprentissage qui doit être développé et préservé, c’est la liberté d’opinion. Accepter qu’il y ait des opinions différentes, avec la liberté de la presse ou de la radio, et parfois quelques excès.
SC : Pour moi, je distinguerais liberté de conscience et liberté d’opinion même si cette dernière influe aussi sur la liberté d’agir et de prendre des décisions.
GH : Il faut se méfier de l’opinion. Si on avait fait en 1981 un référendum sur la peine de mort, elle n’aurait pas été abolie en France. Est-il possible de faire un sondage pour savoir si Christ est ressuscité ? Luther a fait sauter pas mal de verrous, notamment sur la manière de lire et d’interpréter la Bible, qui n’est plus soumise à un magistère quelconque.
RA : En sciences, il n’y a pas de vérité totale et définitive. En théologie, il faudrait aussi avoir une approche relative de la vérité par une méthode ouverte.
Vous avez dit libéral ?
SC : Cela touche à la question : une réflexion théologique ne peut-elle n’être que libérale ? Je préfère parler de théologies plurielles. Notre manière de dire Dieu dépend des contextes et des époques. Je pratique une théologie buissonnière (hors institution) qui, je pense, est libérale.
RA : Le mot libéral dispose aujourd’hui de plusieurs sens. Au XIXe siècle, il n’avait pas de connotation économique. Il renvoyait à la liberté de penser. La théologie libérale consiste à penser librement sa foi à l’époque dans laquelle on vit, en tenant compte des avancées de la connaissance et de la culture. Au XXe siècle, par exemple, l’Église a été devancée par la société civile sur le statut des femmes et elle est toujours en retard dans leur promotion. En septembre 1978, le pape Jean-Paul Ier, qui se montrait proche de Jean XXIII, est mort au bout de trois semaines de règne dans des circonstances toujours controversées. Le Vatican a écarté et écarte toujours une autopsie demandée par beaucoup de catholiques. Celle-ci est pourtant un acte moderne pratiqué lors de morts incertaines. Ces deux exemples, la faible promotion des femmes et le refus d’une autopsie, révèlent l’absence ou la peur d’un mode de penser ou d’agir libéral dans la gouvernance de l’Église catholique.
GH : Cela pose le problème des recherches théologiques qui sont faites, mais ne sont pas admises par les Églises. En particulier, le travail du Groupe des Dombes n’est pas pris en compte. Ratzinger a condamné une centaine de théologiens qui déviaient de la pensée officielle de l’Église.
SC : Je pense que la théologie libérale telle que tu l’as définie, Robert, est transversale à toutes les religions.
Penser la foi en liberté
RA : Penser la foi en liberté n’est pas reconnu dans l’Église catholique, contrairement à l’Église protestante. C’est un point qui disqualifie sa crédibilité et qui constitue un blocage pour son évolution.
GH : Daniel Marguerat peut se permettre de faire l’hypothèse que Jésus pouvait être un bâtard alors qu’un théologien catholique ne peut pas le faire sans risquer une sanction.
SC : Côté protestant, on pourrait aussi citer John Shelby Spong qui est devenu évêque alors que ses recherches et ses écrits étaient connus.
RA : Christian Krieger, le président de la Fédération protestante de France a déclaré que ce qui caractérise les protestants, c’est une certaine culture de l’indocilité. À la suite des protestants et des anglicans, il faudrait mettre fin dans l’Église catholique à la verticalité de la papauté.
GH : Le cardinal Newman a déclaré : « Avant de porter un toast au pape, je porterai un toast à la conscience. »
RA : Il faut aussi parler de la démocratie, jamais acquise une fois pour toutes. Elle est effectivement bien plus développée dans l’anglicanisme, notamment pour l’élection des évêques, alors que chez les catholiques il n’y a pas l’ombre d’un esprit démocratique pour le choix des évêques et du pape. Le bon fonctionnement de la conscience va avec la démocratie.
S’affranchir des croyances et des dogmes ?
GH : José Arregi dit que la vraie foi et la confiance sont libres de toute croyance et de tout dogme. Qu’en pensez-vous ?
SC : Au lieu de « vraie foi », je préfère parler de « foi nue » et aussi de foi en soi, de foi en l’autre et de foi en Dieu. Mon parcours personnel m’a appris l’importance de sortir des « vérités à apprendre », de nourrir sa vie intérieure et de vivre la fraternité. En vivant du Christ, ce n’est pas la loi qui conduit au « salut », mais la réception active du don de l’Esprit par notre conscience personnelle.
RA : Quand on fait une approche un peu moins intellectuelle, notamment par rapport à Dieu, on peut passer par-dessus les dogmes. Une approche plus spirituelle ou plus mystique permet de dépasser les formulations. Mais la liberté de conscience peut aussi parfois engendrer une violence meurtrière.
GH : C’est le cas lorsque certaines instances prétendent posséder d’une façon exclusive toute la vérité, en excluant toute autre approche. Ceci est la tentation de toute religion.
Source : Les Réseaux des Parvis n°121, p. 6