Jeudi Saint – L’heure du passage, avec Raphaël Buyse
Raphaël Buyse est prêtre du diocèse de Lille. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Autrement l’Évangile » (Bayard, 2021) dont est extraite cette méditation.
Les religieux de son époque n’en peuvent plus de l’entendre. Il agace. Il irrite. Il exaspère. Des langues de vipère dénoncent sa liberté et son sans-gêne. Les petits chefs comme les grands, les maîtres, les « sachant-tout » prennent peur : c’est vrai qu’il y a de quoi !
Il arrache de leurs mains les gens qu’ils tiennent sous leur coupe. Il joue à saute-mouton avec les principes et les règles dont ils font un sinistre commerce. Leur autoritarisme et leurs pouvoirs en prennent un mauvais coup ! (…)
Un jour, pressentant que le vent tourne, Jésus rassemble ses proches. C’est à Jérusalem, à quelques jours de la Pâque.
Ses disciples s’attendent à ce qu’il dise des choses graves, mais sûrement pas à ça : il s’agenouille et leur lave les pieds.
Quoi ?
L’un d’eux se rebiffe : il n’a pas tout compris !
Jésus insiste : il se laisse finalement faire.
Ils apprennent ce soir-là qu’il les attend pour rafraîchir la vie des autres en mémoire de Lui. Et qu’il faudra qu’ils continuent.
Ils sont à table. Il prend un morceau de pain. Il ferme les yeux. Il rend grâce pour ce pain, car il sait bien que tout est don. Le pain, mais plus encore : la vie, les autres. Et Dieu.
Quand il rouvre les yeux, il leur présente ce pain à mains tendues. Il les regarde. Ce pain, c’est bien plus que du pain : c’est toute sa vie, c’est toute leur vie, tout un réseau de relations, une mie serrée, aussi dense que ce qu’ils ont vécu pendant toutes ces années. Un jour, on dira « fruit de la terre et du travail des hommes ».
Il rompt le pain. Il le leur donne en leur disant : « ça, c’est moi. »
On dira qu’il a dit : « Voici mon corps livré pour vous » ou quelque chose comme ça.
Mais ce qu’i veut dire vraiment, c’est que toute sa vie a été pain béni, rompu et partagé. Et que toute vie – jusqu’à aujourd’hui même – est prise, bénie, rompue et appelée à être donnée pour que d’autres vivent. Cette nuit-là, il leur révèle le sens ultime de l’existence.
Il prend ensuite une coupe de vin.
Sa vie, c’est un vin de fête qu’il lève à l’occasion du mariage éternel entre l’humanité et Dieu.
La coupe qu’il bénit passe aux lèvres de chacun : on ne boit que dans le verre de qui on a toute confiance. Il n’y a qu’à goûter. La coupe qui passe de main en main, c’est celle d’une vie mise en partage depuis longtemps et pour toujours. On dira : « Signe de l’alliance nouvelle et éternelle » : on a chacun ses mots.
Cette heure est infiniment grave. Ils pressentent que ce dernier repas récapitule sa vie. C’est une synthèse. Un résumé. Une source et un commencement. C’est le repas de leur destinée.
Les disciples comprennent que tout est dit en quelques gestes : tout ce qu’ils ont vécu et tout ce qu’ils auront à vivre. Un voile se déchire. C’est une transfiguration. Dans ce dernier repas qu’il partage avec eux, ils lisent l’ultime vocation de l’homme. Il a ouvert une route. Une Pâque, nouvelle et éternelle. Le pain rompu à cette table de la vie sera pour eux, toujours, le signe de leur humanité qui se marie avec l’éternité.
On comprendra plus tard qu’il vient de réinterpréter le rite de la Pâque juive. Ces quelques gestes simples – refaits en mémoire de lui – diront son éternelle communion avec ceux qu’il appelle ses amis. Et une libération.
C’est Jeudi saint.