Le grand crucifié du Vendredi avec Anne Lécu
Anne Lécu est une religieuse dominicaine qui exerce la médecine à la prison de Fleury-Mérogis. Cette méditation est extraite d’une conférence qu’elle a donnée à Lourdes en 2021.
Je pense à ceux qui n’arrivent pas à traverser l’épreuve.
Il y en a, et nous en connaissons, qui se sont noyés dans leur malheur.
Il y en a qui n’ont pas pu, qui n’ont pas su, dont les proches n’ont pas su comment faire.
Il y en a pour qui l’expérience de l’échec reste posée comme un malheur de plus posé sur l’épreuve.
Il n’est pas possible d’oublier ceux qui sont engloutis par le malheur, la misère ou l’échec.
Ceux-là sont les vrais pauvres de Dieu. (…)
Des personnes abîmées dans leur intimité qui passent leur vie avec la mort inscrite au creux du ventre.
Nul ne peut dire qu’il ne sera pas un jour l’un d’entre eux.
Ce n’est pas un péché, c’est un gouffre où l’on peut se noyer.
Je pense à Judas qui, à la différence de Pierre,
n’a peut-être pas lu dans les yeux de Jésus ce que Pierre, y a lu.
Je crois vraiment, de toute la force de ma foi que Jésus a accepté le baiser de Judas
pour sceller avec lui un lien que même la mort ne peut pas arracher.
Oui certains d’entre nous sont au fond de la caverne.
Nos mains, trop froides, n’ont pas su ou pu ou voulu les tenir
mais celles du Crucifié ne les a pas lâchés.
Ils ont brûlé leur vie ou la brûle encore. Peut-être pensent-ils avoir perdu Dieu.
Mais nous qui sommes ici, l’avons-nous seulement gardé ?
Pourquoi les uns tiennent-ils et les autres non ?
Quel est l’archange qui nous a attaché les pieds au moment de la glissade ?
Qui nous a retenu et fait que nous ne sommes pas tombés ?
Mais je crois que, même si l’on tombe, il existe des anges au fond des ravins,
qui tapissent le sol de plumes afin que ceux qui glissent
– nous dans nos désespoirs ordinaires –
et se blessent à la déchirure de l’âme soient recueillis entre leurs mains.
La grandeur de l’Église se manifeste quand nous sommes ces anges
qui peuvent descendre au fond des enfers pour redonner du courage à ceux qui n’en ont pas.
Un auteur russe, sur la question de l’enfer, écrit :
« L’ultime exigence de l’éthique c’est de ne créer l’enfer pour personne.
Ne te borne pas à ne pas créer l’enfer mais détruis-le par tous les moyens. »
Peut-être est-ce cela que nous avons à vivre là où nous sommes.
Simplement cela. Ne créer l’enfer pour personne.
Et lorsqu’il est là, nous employer à le détruire. À faire reculer la nuit.
Et malgré tout, si nous n’y arrivons pas,
malgré tout si celui qui est éprouvé échappe aux anges des ravins et tombe encore plus bas,
le Grand Crucifié du Vendredi – Jésus Notre Seigneur –
a les bras écarté pour accueillir tous les effondrés qui tombe jusqu’à lui.
Peut-être est-ce lui le dernier, au fond des enfers,
qui dans ses bras ouverts accueille tous ceux qui tombent
comme il accueillit l’Ange de lumière qui, dit-on, s’effondra d’orgueil dans la nuit du monde.
Peut-être notre espérance, infime, est de nous tenir aux pieds de Jésus crucifié
en nous disant que, si nous n’y arrivons pas, lui, dans ses bras,
accueille toutes celles et ceux qui sont tombés.
Nous sommes là, à ses pieds pour y croire, au nom de ceux qui ne peuvent pas,
au nom de ceux qui ne peuvent plus et qui ont peut-être bien raison de ne plus y croire…
parce que pour eux, ne plus y croire est un chemin de vérité