« On n’arrête pas l’extrême-droite en votant des textes d’extrême-droite »
Propos recueillis par Audrey Chabal (CCFD-Terre solidaire).
Le pacte sur l’asile et l’immigration de l’Union européenne a finalement été adopté au Parlement. À quelques jours des élections européennes, Damien Carême, député européen depuis 2019 au sein du groupe Verts/ALE, revient sur ces négociations. Maire de Grande-Synthe (Nord) de 2001 à 2019, il a contribué à la création de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), alliée du CCFD-Terre Solidaire [1].
Comment les discussions autour du pacte sur l’asile et la migration ont-elles été lancées ?
Damien Carême : L’Union européenne fonctionne de manière co-décisionnaire, c’est-à-dire que le Parlement, qui est le seul organe européen élu directement par les citoyens, et le Conseil, qui est la réunion des 27 gouvernements, doivent se mettre d’accord. Le Parlement n’a pas l’initiative législative, il ne peut donc pas proposer de texte. C’est la Commission européenne qui soumet des textes de loi qui vont être discutés par les parlementaires. De son côté, le Parlement peut produire un rapport d’initiative pour inciter la Commission à se pencher sur un texte. C’est ce qui s’est passé avec le pacte sur la migration et l’asile : fin 2019, un rapport d’initiative a été présenté par le Parlement au Conseil pour interroger le règlement de Dublin qui régit les répartitions des demandes d’asile au niveau de l’UE. La Commission a ensuite proposé un texte en 2020, censé remplacer le règlement de Dublin. Trois ans après, en décembre dernier, Conseil et Parlement sont parvenus à un accord.
Vous avez été, au nom du groupe des Verts/ALE, « rapporteur fictif » sur ce texte, que propose-t-il ?
Le texte de la Commission n’était pas bon. Le Parlement ne travaille pas sur le texte de la Commission, mais sur celui présenté par un rapporteur. En l’occurrence, le texte proposé par Tomas Tobé, le rapporteur suédois (PPE), était plus dur que le texte initial. Il ne remédiait pas aux dysfonctionnements du règlement de Dublin, dont la charge qui pèse sur les pays situés aux frontières extérieures de l’UE. D’ailleurs, les pays de première entrée, comme l’Italie ou la Grèce, n’étaient pas favorables au texte, mais ils ont fini par se taire. Le rapporteur a souhaité avoir les sociaux-démocrates avec lui, ce qui a fonctionné au dernier moment.
Au forceps. Par exemple, Pietro Bartolo, ancien médecin de Lampedusa, un homme très bien, engagé, qui connaît parfaitement le sujet, mais qui n’est pas un politique, a fini par craquer sous la pression de son groupe et voter ce texte dont il ne voulait pas. Les dirigeants souhaitent un accord pour stopper la montée de l’extrême droite, mais c’est une connerie : on n’arrête pas l’extrême droite en votant des textes d’extrême droite ! Plusieurs mesures sont d’ailleurs contraires au droit européen ou entrent en conflit avec des dispositions de Schengen.
Pouvez-vous détailler ?
Le Pacte contient huit textes, dont trois datant de 2016. Les cinq règlements présentés en 2020 sur lesquels se sont accordés Parlement et Conseil fin 2023 sont immédiatement applicables en droit national, à la différence des directives qui permettent un délai de transposition.
1. La refonte d’Eurodac, un fichier numérisé regroupant les empreintes digitales et faciales des exilés. La collecte s’effectuera sur les enfants dès l’âge de six ans, alors que ce n’est actuellement qu’à partir de quatorze ans. Avec possibilité de récolter les empreintes sous la contrainte ! Nous sommes très inquiets, car les données de santé recueillies pourront être consultables dans le fichier. Avec l’interconnexion des systèmes, les autorités pourront croiser les données Eurodac avec celles d’Interpol, par exemple. Enfin, la personne pourra être qualifiée de « menace ».
Les procédures d’asile seront rendues obligatoires à la frontière. C’est dangereux !
2. Règlement sur les procédures d’asile : elles seront rendues obligatoires à la frontière. C’est dangereux ! Cela permet la « fiction de non-entrée » : considérer qu’une personne arrêtée sans papiers dans un pays de l’UE n’est pas entrée et sera donc repoussée aux frontières extérieures. Ensuite, l’élargissement des possibilités de renvoyer une personne dans « un pays tiers sûr », donc un pays non membre, est problématique : l’Italie vient par exemple de signer un accord avec l’Albanie, or, en France, nous avons des réfugiés albanais. Donc la notion même de pays « sûr » n’est pas similaire d’un pays à l’autre. Enfin, nous demandions l’instauration d’une assistance juridique à la frontière, cela a été affaibli en « conseil juridique » qui ne garantit pas l’accès aux avocats. Avec ces procédures obligatoires, on pourra donc enfermer des personnes pendant des mois, c’est une ligne rouge ! Et s’il y a recours, celui-ci n’étant pas suspensif, la personne sera tout simplement renvoyée.
3. Le règlement filtrage codifie l’approche hotspots mise en place en Grèce et en Italie. Il s’agit d’une procédure préalable à l’entrée, applicable à tous, afin d’identifier les menaces à l’UE avant tout traitement des demandes de protection. Or cela représente un risque sérieux de discrimination raciale. En effet, soit la personne est immédiatement renvoyée en procédure de retour à la frontière ; soit la personne peut déposer une demande d’asile en procédure normale ou à la frontière. Cette dernière sera activée pour les demandeurs originaires de pays dont le taux moyen de reconnaissance de protection au sein de l’UE est inférieur à 20 %. Ainsi, on effectue un tri entre demandeurs d’asile selon leur nationalité. C’est contraire à la convention de Genève ! Par ailleurs, le Conseil n’a pas voulu d’observateurs du respect du droit aux frontières : les refoulements illégaux pourront continuer en toute opacité.
4. Le règlement sur la gestion de l’asile, censé remplacer Dublin 3. À l’heure actuelle, le premier pays d’arrivée est responsable de l’accueil de la personne, de l’étude de sa demande d’asile. Ce principe du pays de première entrée est l’une des causes du dysfonctionnement du système actuel, mais il est conservé dans le pacte. La nouveauté est que ce règlement introduit un mécanisme de solidarité – une solidarité envers les États, non envers les personnes – qui pourrait être activé en cas de « pression migratoire ». Les autres États membres pourront choisir d’exprimer leur solidarité : accueillir une partie des demandeurs d’asile en les relocalisant sur leur territoire ou payer. Les États qui refuseraient la relocalisation devraient ainsi payer 20 000 euros par personne non accueillie. L’Italie et la Grèce vont constamment se déclarer sous pression. La Commission, de son côté, va fournir des grilles de répartition pour indiquer aux États membres combien de personnes ils devraient relocaliser. Mais cette recommandation sera donnée en privé, il sera donc impossible de savoir si un pays a bien accueilli le nombre de personnes correspondant à sa « part de responsabilité ».
5. Enfin, le règlement sur les situations de crise et force majeure doit remplacer la directive sur la protection temporaire. Celle-ci date de 2001 et n’a été activée qu’en 2022 pour accueillir les personnes fuyant l’Ukraine. C’est une bonne directive qui a montré que nous sommes capables d’accueillir dignement. Si ce règlement ne remplace finalement pas la directive, il en prend le contrepied, instaurant un système d’asile à deux vitesses, tout simplement raciste. En effet, avec ce règlement, dès qu’un pays se déclarera en situation de crise, de force majeure ou face à une instrumentalisation des exilés, il pourra faire ce qu’il veut, car de nombreuses dérogations au droit sont prévues. En situation de crise, la procédure d’asile à la frontière ne serait pas appliquée à partir de 20 % de protection, mais de 50 %. Et 100 % en cas d’instrumentalisation, donc l’ensemble des exilés seront réorientés vers une procédure d’asile à la frontière, donc en détention. En somme, on enferme tout le monde, pour mieux refouler. Sans jamais obliger les États à relocaliser, accueillir dignement. C’est cela que normalise l’Europe.
Comment résumez-vous ce pacte ?
Loin de résoudre les dysfonctionnements actuels, ce texte les exacerbe, va générer des morts et enrichir les réseaux de passeurs. C’est une opération de com’ dans la perspective des élections européennes dans l’idée d’endiguer l’extrême droite. Or les électeurs préfèreront toujours l’original à la copie.
Note :