Le christianisme libéral, une foi crédible dans un monde sécularisé.
C’était le thème de l’intervention du Pasteur Christophe Cousinié, qui nous a passionnés lors de l’Assemblée générale de NSAE [1] en avril dernier. Nous le remercions vivement de nous avoir communiqué son texte en trois parties dont nous publions ici la première (les deux autres suivront).
I – Le christianisme libéral de Jésus à Ferdinand Buisson
Christophe Cousinié.
Le christianisme : une religion ou des religions ?
J’insiste sur l’utilisation du terme christianisme libéral, car la dimension œcuménique que regroupe ce mot est nécessaire à toute pensée libérale. Si je considère que sont chrétiens uniquement ceux qui partagent la même vérité que moi, c’est-à-dire la même manière de croire, avec les mêmes définitions et la même doctrine, je ne suis plus dans une démarche libérale. Mais cette vision œcuménique ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas de différences majeures au sein du christianisme. C’est pourquoi, j’ose dire que sous le mot christianisme, il y a en fait deux religions bien différentes et presque irréconciliables. Ainsi je parlerai plutôt d’un christianisme libéral en opposition à un christianisme dogmatique. Et de manière plus globale, nous pourrions même aller au-delà des simples limites du christianisme pour parler de religion libérale et de religion dogmatique, tant cette distinction est fondamentale et se retrouve dans tous les systèmes religieux.
Je ne nie pas non plus les différences de croyances qu’il peut y avoir. Mais ce qui fait réellement la différence c’est l’importance que nous donnons à ces croyances. Soit elles sont des croyances personnelles, c’est-à-dire qu’en conscience on adhère ou plutôt on croit telle ou telle chose comme vraie (il faut entendre ici le « vrai » comme ce qui fait sens pour le croyant dans son individualité) soit elles sont des vérités indiscutables auxquelles la conscience doit se soumettre. Dans le premier cas, on pourra être un chrétien d’expression catholique (j’entends ici le mot catholique dans son sens communément compris et non pas comme Universalité effective) ou un chrétien d’expression protestante (j’entends ici le mot protestant comme mouvement issu de la Réforme) ; dans le second cas, il y aura les catholiques romains et des protestants, chacun se considérant comme les authentiques chrétiens.
Si on en reste au seul christianisme, cette distinction pourrait se retrouver dans l’énoncé même de l’Évangile et dans sa compréhension. Et nous pouvons alors distinguer l’Évangile du Royaume de Dieu (comme défini aux débuts des évangiles synoptiques) de l’Évangile du Verbe divin (plutôt chez Jean et chez Paul). [J’ouvre ici une parenthèse, mais de cette distinction naissent également deux manières de vivre la religion. Soit dans une compréhension très pratique : on met en œuvre dans notre vie autour de nous les enseignements de Jésus, soit une compréhension plus spirituelle qui se comprend comme une piété et un vécu intérieur. Je ferme la parenthèse, car cela nous conduirait déjà trop loin.]
Une différence historique
Ces distinctions que nous venons de voir peuvent être comprises comme quelque chose d’ontologique à l’expression religieuse. Bibliquement nous pourrions le trouver dans le fait qu’il y a deux récits de création entremêlés dans le livre de la Genèse. Un premier récit ou l’être humain est créé à l’image de dieu, homme et femme, en même temps et dans lequel il n’y a pas de récit de chute. Et un second ou la femme est créée à partir de la côte de l’homme et où nous retrouvons le récit de la chute, de la malédiction et de la sortie manu militari du Jardin d’Eden. Deux récits qui donnent deux visions totalement différentes de l’être humain. Deux récits où soit l’être humain est vu dans une perspective optimiste, soit il est vu dans une perspective pessimiste. Il s’ensuit évidemment qu’il y aura deux visions de Dieu. Une où il sera un juge, l’autre où il sera miséricorde, l’une où il est en colère et l’autre où il console comme une mère console son enfant. Et nous pouvons multiplier autant les adjectifs opposés donnés à Dieu, que les histoires qui illustrent ces deux manières de concevoir la religion.
Là aussi, je ne vais pas me lancer dans une étude trop exégétique sur ce sujet, mais je voudrais en revenir à la figure de Jésus et à l’histoire même du christianisme.
L’enseignement de Jésus peut être considéré comme un libéralisme au sein du judaïsme de son temps.
Là où le pharisaïsme représente de manière radicale la religion dogmatique, qui passe par un respect scrupuleux de la loi mosaïque et de faire de ce respect la seule condition d’une pureté religieuse, Jésus vient rappeler la place centrale de la foi, c’est-à-dire de la confiance en Dieu. Confiance de l’humain en Dieu et de Dieu en l’humain. D’un côté une loi qu’il faut suivre sans écart sous peine d’exclusion ou de mort, et de l’autre une foi individuelle qui vient créer une relation singulière entre le croyant et le divin.
Mais vous voyez de suite que dire cela, lire l’évangile et le ministère de Jésus comme un enseignement libérateur dans la relation du croyant avec son dieu, c’est déjà avoir une lecture libérale, car elle vient s’opposer à la lecture dogmatique qui ne voit en Jésus que l’incarnation de Dieu.
Là où nous pouvons avoir une lecture d’un Jésus libérateur (salut = libération) – libérateur d’un système religieux qui fait de Dieu un dominateur – Il peut y avoir la lecture d’un Jésus rédempteur (sa mort comme sacrifice nécessaire). Et cette vision même de Jésus a une incidence directe sur la théologie que nous allons avoir. Et ce point n’est au final même qu’un détail dans la multitude des compréhensions que nous pouvons avoir. Mais à chaque fois, nous retrouverons cette distinction fondamentale entre deux courants qui s’opposent.
L’histoire de l’Église en est pleine, du conflit entre les apôtres au synode de Jérusalem, à la Réforme du 16e, en passant par toutes les querelles théologiques des premiers siècles, qui conciles après conciles ont cherché à définir la bonne doctrine et à faire taire toutes compréhensions autres. L’Église a été et reste encore le champ de bataille des libéraux et des dogmatiques. Aux premiers siècles les querelles mettent en évidence une orthodoxie et des hérésies, au 16e, la séparation entre catholiques romains et protestants. On retrouvera aussi cela encore aujourd’hui dans nos Églises et je dirais que la différence entre les tenants du Concile Vatican II et les traditionalistes en est l’image.
Pourquoi ? Sans doute parce que la société s’industrialise et entre dans une modernité ou la science était en progrès et où cette ère de progrès touchait tous les domaines de la pensée, y compris la théologie et la religion.
Le christianisme libéral
Arrêtons-nous maintenant sur le christianisme libéral en particulier. Nous verrons plus tard ce qui le compose, mais nous pouvons regarder du côté catholique et du côté protestant ce qu’il en est. Là aussi je vais me permettre un petit détour dans l’histoire. En fait si aujourd’hui, et nous le verrons plus tard plus en détail, la question de la religion et particulièrement de son expression progressiste ou conservatrice, est au cœur des débats (en fait le débat est plutôt interne, car pour la société la religion est du côté du conservatisme moraliste. Tandis que la spiritualité non dogmatique serait du côté progressiste, il faut reconnaître que c’est le 19e siècle qui fut le grand siècle de la théologie libérale.
Ainsi du côté catholique il faut se pencher sur les deux congrès sacerdotaux, celui de Reims (1896) et celui de Bourges (1900). Ces réunions de prêtres de toute l’Église de France se basaient sur une lettre du Pape Léon XIII adressée aux prêtres de France.
Aujourd’hui cela nous ferait sans doute sourire si nous entendions que Léon XIII était un libéral. Pourtant on trouve un livre très critique de l’abbé Emmanuel Barbier (figure de l’antilibéralisme catholique) intitulé : Le progrès du libéralisme catholique en France sous le pape Léon XIII. On ne peut pas demander à ce pape d’être ce qu’il n’est pas, mais deux points importants marquent une certaine tendance. La première est le fait qu’il remette les études au goût du jour et particulièrement les études exégétiques du texte biblique et puis surtout, et c’est sans doute ce qui est le plus connu chez ce pape, l’encyclique Rerum novarum, qui est la base de la doctrine sociale de l’Église. Il critique le marxisme, mais aussi le libéralisme économique et ce qui est le plus remarquable c’est l’attention portée à la classe ouvrière. Et pour lui s’occuper de la classe ouvrière, être auprès d’elle c’est se questionner sur le sacerdoce. C’est donc sur ce point que le congrès de Bourges a travaillé : 3 questions principales vont occuper les débats : les études, les œuvres et la méthode. On peut dire que cette réflexion est à la base, encore aujourd’hui de cette tentative de christianisme libéral dans le catholicisme romain.
Du côté protestant, les débats sont plus vifs. Je ne vais pas vous faire ici l’histoire du protestantisme libéral, mais simplement souligner qu’il est arrivé en France grâce au pasteur Samuel Vincent qui traduit des textes de la théologie moderne comme on l’appelait à l’époque, écrits par Friedrich Schleiermacher.
Ferdinand Buisson (vous m’entendrez souvent le citer, car il est pour moi le dernier théologien libéral et celui qui est allé le plus loin dans cette théologie) écrit, avec un peu de provocation : « Savez-vous de quel jour date la séparation du protestantisme orthodoxe et du protestantisme libéral ? Ils se séparent au pied du bûcher de Michel Servet. » [2]
Et voici comment Buisson décrit cette division entre les deux courants théologiques, définissant par là même le fond de ces courants : « Il y avait deux protestantismes possibles, à ne parler que de l’esprit général, de la méthode inspiratrice ; et l’histoire, en effet, nous en montre deux, se développant parallèlement et sans cesse aux prises l’un avec l’autre.
L’un prend la Réforme comme point de départ d’un mouvement qui doit se continuer, l’autre comme point d’arrêt d’un trajet qu’il fallut faire, mais qu’il ne faut pas dépasser. Le protestantisme qui marche cause un souci constant au protestantisme qui ne bouge plus, c’est-à-dire qui recule.
L’un franchement admis et pratique, sans restriction, la méthode rationnelle et libérale […]. L’autre, après s’être séparé de l’Église romaine […] rétablit au plus vite, dans une orthodoxie quelconque, un sous-catholicisme, un catholicisme expurgé, sorte de juste milieu entre la foi aveugle et la pensée raisonnée, religion et église de tout repos à l’usage des gens pieusement raisonnables et raisonnablement pieux.
Entre ces deux méthodes, chacun de nous, protestant, doit faire son choix. »
Je reviendrai sur cette compréhension du protestantisme comme méthode dans ma dernière partie.
Notes :
[1] https://nsae.fr/2024/06/08/premiers-echos-de-lassemblee-generale-de-nsae/ [2] Michel Servet est né à Villanueva de Sigena en Aragon vers 1511. Docteur en médecine, il est aussi géographe et théologien. Son traité de théologie « Des erreurs de la Trinité » scandalisa les autorités catholiques et les autorités protestantes. Le 27 octobre 1553, il fut condamné à Genève à être brûlé vif sur un bûcher.