Paul Blanquart, une boussole pour notre temps, nous a quittés
Robert Ageneau.
Paul Blanquart est décédé le 5 février 2024, à l’âge de 90 ans. Il était un grand philosophe, un sociologue averti et un théologien révolutionnaire. Il nous laisse une pensée vivante pour affronter les mutations et les crises de notre époque. Paul continuait d’intervenir dans différents domaines. Il rencontrait beaucoup de monde et il exerçait un certain magistère. Sa participation à la fondation Le monde par tous, axée sur l’avenir de la planète, comptait parmi l’une de ses tâches prioritaires.
Paul est né dans le Nord, dans une famille imprégnée de christianisme social. Son père exerçait des responsabilités à la CFTC. Il lui demandait souvent le soir : « Qu’as-tu fait de bien dans ta journée pour les autres ? » Après de solides études secondaires, il entre en 1955 chez les dominicains, parce ce que ceux-ci ont pris parti pour les prêtres-ouvriers et que plusieurs d’entre eux, notamment Chenu et Congar, ont été condamnés par Rome. Paul va faire sa philosophie et sa théologie au Saulchoir, dans l’Essonne, une période entrecoupée par deux ans de service militaire en pleine guerre d’Algérie où il exercera son esprit critique.
À partir de 1965, Paul enseigne à la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris. Un jour que je lui parlais de Gramsci, il me déclara : « C’est lui entre autres que j’enseignais à cette époque. » Il est présent activement à Mai 68, suit la révolution culturelle chinoise et s’intéresse de près aux luttes de l’Amérique latine contre les oligarchies, la dictature au Brésil et, plus tard, contre le coup d’État de Pinochet. Dans ces années, Paul participe aux prises de parole des chrétiens qui cherchent à renouveler leur foi dans la foulée de Vatican II. En 1974, il est l’un des fondateurs du mouvement des chrétiens marxistes. Il en rendra compte dans son ouvrage En bâtardise, critiquant un marxiste dogmatique : « J’en fais cependant mon profit et je l’intègre à ma réinterprétation du christianisme, par son aspect critique, par ce qu’il me dit de la connivence entre certaines formes chrétiennes, doctrinales et institutionnelles, et le capitalisme qui nous a conduits là où nous en sommes. » [1]
À partir des années 1970, Paul sera poussé à interrompre ses cours à la Catho, en raison d’oppositions à son enseignement. Il travaille alors comme rédacteur en chef adjoint à Politique Hebdo et il est l’un des créateurs de La Gueule ouverte. Il se positionne progressivement à la marge de l’Ordre dominicain, tout en maintenant un attachement qu’il ne reniera jamais. Puis, après avoir dirigé le Centre de création industrielle de Beaubourg (1982-1984), il enseigne la sociologie à l’Université Paris-XII (Val-de-Marne). À sa retraite, il exercera des tâches de consultant privé, notamment par de nombreuses conférences sur la culture moderne. C’est à partir des années 1980 que j’ai fréquenté Paul Blanquart. Ces contacts se sont intensifiés à partir des années 2000 et jusqu’à sa mort, au cours d’entretiens où je discutais avec lui de l’avenir du christianisme, ou recueillis lors de sa participation publique à certaines de nos initiatives. J’essaye ici d’illustrer sa pensée en quatre points.
1. Mon premier exemple s’appuie sur la préface qu’il fit en 2012 à l’ouvrage de François Le Prieur, Les dominicains ouvriers d’Hellemmes [2]. Paul souligne la valeur de ce témoignage et l’action spécifique de ces prêtres-ouvriers qui apportèrent dans le nord de la France une présence décléricalisée au sein de la condition ouvrière. Une expérience que frappa la condamnation romaine de 1954. Les dominicains d’Hellemmes employèrent l’essentiel de leur force à demeurer fidèles aux ouvriers par leur genre de vie et par la solidarité de leur action. Paul y exprime son regret, qu’avec le vieillissement et la restauration apportée par Jean-Paul II, « les dominicains les plus jeunes se rallient à un retour ecclésiastique si contraire à l’espérance de leurs aînées [3].
2. En 2020, Paul s’est associé étroitement à la publication en français de la biographie de Tito de Alencar (1945-1974), Un dominicain brésilien martyr de la dictature [4]. Paul rappelait que l’École théologique du Saulchoir, surtout par sa dimension d’engagement social, marqua l’Amérique latine. Lorsque la dictature militaire se met en place en 1964, une partie des catholiques brésiliens entra en opposition et choisit le christianisme de la libération. Ce fut le cas des dominicains de São Paulo. Un certain nombre d’entre eux furent emprisonnés et torturés. Ce fut le cas de Tito qui, réfugié en France, se suicida. La torture l’avait détruit de l’intérieur, transformant sa vie en un enfer d’hallucinations.
3. En 2022, Karthala a publié un livre collectif dirigé par Bernard Quelquejeu et Jacques Musset, intitulé La foi et ses raisons. Paul y fournit une riche contribution, Les aventures du ciel ou de la terre. Il écrit : « La Bible est une œuvre composite, où se mêlent en conflits et tiraillement multiples deux fictions-réalités antagonistes, que l’on a cependant qualifiées du même nom : Dieu. Contre cet amalgame, je distingue pour ma part D1 et D2. » [5]
D1, c’est le Dieu d’en haut, dans le ciel, qui commande et gouverne, à qui l’on adresse louange et en qui on reconnaît l’autorité. C’est un Dieu vertical, servi par les prêtres du temple, dans une atmosphère de sacré et de religieux.
D2, c’est le Dieu qui marche avec les humains, qui dit à Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et sors ». C’est le Dieu qui dit à Moïse : « Va, je serai avec toi ». Les prophètes proclament que D2 ne veut pas de sacrifices, mais la justice. Jésus entrera, en scène, lui, en refusant la richesse, le pouvoir et la gloire. « La prière pour lui, ce sera de se mettre à l’écart pour retrouver en son intérieur un souffle, la respiration qui l’altère, celle de l’Autre. » [6]
Les Églises, catholique ou pas, sont habitées par ces deux conceptions de Dieu. Celle des prêtres et des chrétiens d’organisation pyramidale, qui investissent le culte et qui se réclament de D1 ; celle de chrétiens libres et en marche, qui se réclament de D2 et vivent dans l’ouverture à l’avenir. « Si l’on veut actualiser la foi, la rendre aujourd’hui active, c’est donc très simple. Il ne suffit pas de changer de vocabulaire pour parler de la même chose, de ripoliner les amalgames, mixtes et embrouilles des théologiens, mais de débarrasser D2 de D1 et de ses avatars » [7].
4. Le dernier message de Paul est lumineux et décisif pour comprendre la voie chrétienne. Il nous l’a transmis lors d’une journée d’étude le 30 septembre 2023 à Paris, en posant la question : Jésus est-il prophète ou messie ? « Messie est un mot de l’Ancien Testament qui renvoie à Jérusalem où sont liés le Temple (Yahvé et ses prêtres), le pouvoir politique (le roi) et la puissance économique. Il signifie “oint”, désigne quelqu’un qui, revêtu de la force divine, peut mener victorieusement la guerre du peuple juif contre ses ennemis. Ainsi le roi David est-il messie, puis ses successeurs. Lorsque la royauté disparaîtra, après l’exil, le grand prêtre prendra la relève. […] L’homme de Nazareth […] est-il messie ? Surtout pas. Il est prophète » [8].
Pour Paul, Jésus appartient à la lignée des prophètes d’Israël ; il les prolonge mais il va bien plus loin qu’eux. Il met en question le Temple ; il relativise la loi juive (la Torah) ; pour lui le shabbat n’est pas un absolu et, surtout, il annonce un « royaume de Dieu » universel, au-delà du peuple juif, en privilégiant les pauvres, les humbles, les persécutés, en mettant les femmes et les hommes sur un pied d’égalité, de même que toutes les ethnies du genre humain. Paul conclut : « Il faut en finir avec tout messie. La vie est une affaire terrestre de relations, d’échanges entre les différences qui se rencontrent et se fécondent, faisant ainsi naître du nouveau. […] Je ne suis moi-même en mouvement qu’en étant ouvert aux autres et altéré par eux. Le chemin de la vie est celui du prophète […]. » [9]
Paul Blanquart nous offre un ensemble de propositions fondamentales pour le renouvellement de la voie chrétienne. Je mentionnerai encore dans ce témoignage l’appui qu’il a apporté aux grands théologiens déconstructeurs et porteurs d’alternatives pour notre époque : Joseph Moingt, John Shelby Spong, Eugen Drewermann, Jacques Musset, José Arregi et bien d’autres, même s’il signalait certaines de leurs ambiguïtés ou insuffisances. Une position qui s’inscrit à l’opposé de la grande majorité des théologiens classiques des universités catholiques et des nostalgiques des positons d’hier. La pensée de Paul est une boussole pour notre temps. – Une pensée à travailler et à vulgariser
Notes :
[1] En bâtardise, Itinéraires d’un chrétien marxiste (1967-1980), Karthala, 1981, p. 176. [2] Karthala, 2012, 494 p. [3] Op. cit., p. 12. [4] Leneide Duarte-Plon et Clarisse Meireles, Karthala, 2020, 312 p. [5] La foi et ses raisons. Des chrétiens s’expliquent, p. 62. [6] Op. cit., p. 64. [7] Op. cit., p. 74. [8] Voir Nouvelles contributions à un christianisme d’avenir. Journée d’études du 30 septembre 2023, Karthala, 2024, 158 p., p. 81-82. [9] Op. cit., p. 86.Source : Golias Hebdo n°832, p.13