Notre-Dame brûle encore
Henri Desbroussailles.
« Mais c’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît. » Eric Chauvier
Bientôt, la cathédrale Notre-Dame de Paris sera inaugurée, cinq ans après son spectaculaire incendie, qui fit le tour du monde. Ces derniers mois, les reportages des chaînes d’info, les articles de presse, se sont succédé, donnant écho aux multiples controverses qui ont émaillé la reconstruction : la charpente, la flèche, les vitraux, le mobilier – chacune des étapes aura été l’occasion de rejouer le conflit des anciens et des modernes. L’inauguration approchant, les controverses s’estompent, on fait le décompte des ultimes finitions, on fixe les dernières visites de chantier ; tout semble prêt pour célébrer la réouverture de cette cathédrale qui, plus que toutes les autres, semble fédérer la nation.
Comme catholique, j’ai du mal à prendre part à cet enthousiasme général. Quelque chose ne va pas. Je le sais : on va me reprocher de casser l’ambiance. « Mais voyons, es-tu bien sérieux ?! Pour une fois que quelque chose de positif a lieu, l’actualité est déjà tellement déprimante ! » Mais non, je le regrette : décidément, quelque chose ne va pas. Il y a quelques jours, on a appris par voie de presse que le président Emmanuel Macron aurait aimé prononcer un discours à l’intérieur de la cathédrale, mais que l’archevêque Laurent Ulrich s’y serait opposé, plaidant (on l’imagine, avec diplomatie) en faveur d’un discours sur le parvis – option finalement retenue. Mais pourquoi donc à l’intérieur ? Quelle sorte de connivence souhaitait-il signaler par là ? Une telle prise de parole aurait été une première dans l’histoire de la Ve République. Elle aurait ajouté de l’ambiguïté à une cérémonie d’inauguration qui l’est déjà bien assez.
Dans l’ensemble, les éditorialistes et/ou journalistes catholiques ne se sont pas risqués à expliquer pourquoi le pape François avait décliné l’invitation. On a dit et redit qu’il ne s’intéressait guère au catholicisme du Vieux continent, trop vieillissant, trop préoccupé à gérer son déclin, trop sur la défensive ; ou encore qu’il préférait visiter les périphéries plutôt que les lieux de pouvoir. Toujours est-il qu’il ne vient pas. Risquons-nous à une hypothèse ; le pape François ne se dit-il pas tout simplement que cette réinauguration aux accents triomphalistes embarque l’Église de France sur ce qui pourrait bien s’avérer être une fausse route ? Ou, à tout le moins, qu’elle est le signe de son manque d’imagination pastorale ?
Il y a eu, tout d’abord, cette séquence passablement grotesque où, alors que les cendres étaient encore chaudes, les P.-D.G. du CAC40 (Arnault, Pinault, Pouyanné, etc.) rivalisèrent de « générosité », sortant l’un après l’autre « le carnet de chèques », annonçant qui cent millions, qui deux cent millions, jurant la main sur le coeur que « non, ils ne défiscaliseraient pas ». Les marchands du temple se bousculaient pour le rebâtir, pressentant probablement que la vanité de leurs entreprises (locomotives globales d’une économie mortifère) méritait quelque compensation. Ainsi, au lendemain de l’incendie, on savait déjà qu’il faudrait un jour se souvenir, en déambulant dans les travées de la cathédrale, que la splendeur des voûtes gothiques nouvellement restaurées était en fait étroitement liée au business de la vente de sacs de luxe à des millionnaires chinois (LVMH), ou à celui de l’extraction de pétrole au large des côtes angolaises (Total Énergies). Les vainqueurs continueraient à écrire l’histoire, jusque dans les solides piliers de Notre-Dame, jusque dans la flamboyance de ses vitraux, l’épure de son mobilier : ils réduiraient les vaincus au silence, à l’oubli. Oh, oui, bien sûr, nous dirait-on, mais n’est-il pas écrit dans l’Évangile, « Faites-vous des amis avec l’argent trompeur… » ?
Et puis il y eut, en octobre 2021, la déflagration du rapport de la CIASE. L’Église, cette fois-ci, était en feu ; pas celle de bois et de pierre, mais l’autre celle de la communauté des croyants, formant ensemble le corps mystique du Christ – un corps dont on découvrait qu’il n’avait eu de cesse d’être agressé, violé par des prédateurs. Les années qui suivirent, les scandales se succédèrent : St Jean, les Béatitudes, l’Arche, les MEP, l’abbé Pierre ; à chaque fois, la même stupéfaction exprimée par la hiérarchie ecclésiale, le même empressement à ouvrir les archives, la même volonté d’écouter les victimes. Mais, très vite, dans les diocèses, il semble que les choses s’enlisent… « ces recommandations de la CIASE, il faudra vraiment les mettre en place ? » Rouvrir la boîte de Pandore de la morale sexuelle catholique ? Associer davantage les laïcs à la gouvernance de l’Église ? Repenser de fond en comble le mode de formation des séminaristes ? Tout cela est bien beau : mais très vite, on a entendu monter, çà et là, des réticences, si ce n’est les franches critiques ; « Pensez-vous vraiment que tout cela intéresse vraiment les paroissiens ordinaires ? N’avez-vous pas l’impression d’être orgueilleux, à venir nous détailler votre catalogue de mesures élitistes ? Vous êtes décidément des leaders en négativité ! » Trois ans plus tard, il faut laisser aboyer les chiens, et dire la réalité : le compte n’y est pas. La hiérarchie épiscopale n’a pas pris ses responsabilités. On nous dit : « vous êtes bien gentil, mais la Conférence des évêques ne représente rien » ; et nous aurions envie de dire, de crier – « et alors : où est-il l’évêque qui, en son âme conscience, et sans se soucier de ce que penseront ses confrères, brisera le silence, osera dire – ne serait-ce que dire – qu’il faut faire beaucoup plus, que le travail ne fait que commencer ? » Mais par peur de cliver, de polariser, tous les pasteurs se taisent. Ainsi, je ne peux m’empêcher de mettre à la place d’une victime, et d’anticiper ce qu’elle pourrait penser lorsqu’il/elle verra, à la télévision, la centaine de prêtres s’avancer dans le chœur de la cathédrale : « non, vraiment, tout ce spectacle n’est rien, vraiment rien : pour moi, et pour tant d’autres, Notre-Dame brûle encore. »
« Notre-Dame brûle encore » – c’est sur ces mots, en effet, qu’il faudrait rester ; c’est dans ces mots, inconfortables, qu’il faudrait nous installer, si nous voulions, nous, catholiques de France, discerner ce qu’il convient de faire pour annoncer la bonne nouvelle de l’Évangile, dans un Occident chaque jour plus déchristianisé. Le fait de voir Notre-Dame, épicentre de la France chrétienne, être dévorée par les flammes, n’offrait-il pas aux catholiques une occasion inespérée de comprendre qu’il était temps, pour eux, de quitter leurs sécurités pour commencer une nouvelle itinérance ? Imaginons un instant ce qui se serait passé si Mgr Laurent Ulrich avait décidé, trois mois après l’incendie, de déplacer le siège épiscopal parisien pour le localiser dans quelque église modeste, par exemple, à la Porte d’Aubervilliers – là où l’air âcre du périphérique ne se laisse pas oublier. Imaginons ! Bien sûr, on continuerait à user de Notre-Dame comme d’un lieu de culte ; mais comme d’un lieu de culte sans plus – l’église deviendrait une paroisse, parmi d’autres. Pour le jour de l’inauguration, on proposerait à l’heureux curé de célébrer, dans la joie bien sûr, mais sans rajouter au faste déjà voulu, et prévu, par la République. Une telle auto-destitution, certes symbolique, aurait au moins la vertu de concrétiser, en termes géographiques, la position objective de l’Église catholique dans la société française : marginale. Elle aiderait aussi les catholiques qui fantasment une « France éternellement chrétienne », à ne plus se raconter d’histoire ; de même que leur Église-mère quitterait l’hypercentre, il s’agirait pour eux d’aller vers les périphéries. Dans un tel scénario, le pape François aurait très probablement été moins réticent à accepter l’invitation. Mais en attendant, il a préféré snober la grand-messe parisienne pour aller assister à un colloque sur la piété populaire à Ajaccio !
Mais il y a plus. Si « Notre-Dame brûle encore », et si cette inauguration semble si malaisante, c’est aussi parce que quelque chose dans notre pays semble pourrir. L’extrême droite gagne du terrain dans les esprits, et dans les urnes ; la parole raciste se libère ; elle conditionne les peurs, et déjà, les comportements. On s’alarme – à juste titre – d’un retour de l’antisémitisme ; mais on s’inquiète beaucoup moins du dégoût des Arabes, des Noirs, qui s’exprime de façon toujours plus décomplexée dans différents espaces sociaux et médiatiques. Qu’on le veuille ou non, l’inauguration de Notre-Dame marquera, le temps d’un jour, une alliance de circonstance entre le trône et l’autel : l’histoire souvent conflictuelle des relations entre l’Église et l’État sera gommée, mise à l’arrière-plan et, dans un esprit de concorde, l’archevêque et le président, rappelleront l’un après l’autre, non sans émotion, ce que l’Église doit à la France, et ce que la France doit à l’Église ; les vieilles pierres seront le signe magnifique de ce destin entremêlé. Le fil ténu de la séparation entre l’Église et l’État – principe cardinal de la laïcité – sera respecté, à en croire le protocole. Oui, certes : mais dans les esprits, quelles images s’imprègneront ? Depuis plusieurs années, les sociologues ont bien décrit le phénomène de « patrimonialisation » (Yann Raison du Cleuziou) et d’« exculturation » (Danièle Hervieu-Léger) de la religion catholique dans la société française : celle-ci désigne de moins en moins une foi vécue et pratiquée, mais elle continue pourtant d’être mobilisée comme une ressource symbolique pour exprimer un sentiment d’appartenance – y compris par des personnes qui n’ont qu’un lien très distendu avec l’institution ecclésiale. Mais le problème, justement, est que cette identification spontanée au catholicisme (qui lui assigne, de facto, la fonction d’être une religion civile) tend à s’exprimer sur un mode agonistique, pour souligner la différence par rapport à d’autres groupes, et notamment vis-à-vis des groupes désignés comme musulmans. Les « vrais Français » seraient, en somme, « blancs » et « catholiques ». Le politiste Félicien Faury, qui a mené ces dernières années une enquête approfondie auprès d’électeurs du Rassemblement National, rappelle que cette équivalence simpliste revient très souvent sur le terrain. On ne peut donc pas l’ignorer, faire comme si cette façon de se déclarer « catholique », massive à l’échelle de la société française, n’était pas problématique. L’analyse de Faury est on ne peut plus précise : « dans un contexte de déchristianisation où le catholicisme perd sa centralité sociale en France, le référent religieux retrouve sa saillance comme signifiant racialisé, c’est-à-dire comme modalité – et sans doute l’une des plus dicibles et des plus légitimes – par laquelle le conflit racial peut s’exprimer et se politiser. » Comment ne pas voir qu’en participant « au premier degré » à cette inauguration en grande pompe de Notre-Dame – c’est-à-dire, en acceptant de se plier au caractère mondain de l’événement –, la hiérarchie ecclésiale contribue à entretenir le mythe délétère d’une « cathédrale-nation », prêt à alimenter les pires malentendus ?
Notre-Dame brûle encore, et de tous côtés. Ces images, que nous avons tous gardées en mémoire (toit embrasé, colonnes de fumée, flèche effondrée), jaillissent jusque dans notre présent, et nous interpellent. Que faisons-nous, aujourd’hui, de ce grand incendie – attisé par le scandale de la crise des violences sexuelles, et par la montée d’un catholicisme d’identité venant en appui à l’extrême droite ? Que cet incendie nous dit-il de l’Église que nous, catholiques, sommes appelés à rebâtir ?
À quelques jours de l’inauguration, il se pourrait donc bien qu’il faille tirer sur le frein d’urgence : parce que l’attachement patrimonial à Notre-Dame manifeste l’ambiguïté aujourd’hui dangereuse des rapports entre religion et nation, parce que la crise des violences sexuelles n’a pas encore donné lieu à des transformations structurelles, il importe que l’Église de France se hisse à la hauteur de ses responsabilités, et qu’elle se risque à un acte d’auto-destitution qui opérerait un décentrement radical, et libérerait l’avenir.
https://collectif-anastasis.org/2024/11/26/notre-dame-brule-encore/