La piété populaire : un lieu théologique et/ou un lieu politique ?
Patrice Dunois-Canette.
« Je pense qu’il y a ici (en Corse) une laïcité libérée, parce qu’elle n’est pas politisée ni idéologisée ».
Ne nous étourdissons pas dans les enthousiasmes médiatiques convenus donnés par les visites du souverain pontife accueilli cette fois, par un évêque en robe de bure quand il n’est pas en habit cardinalice, et surtout par la fierté corse. Ils peuvent être bienvenus et communicatifs. Ils sont de courte durée.
Revenons plutôt sur quelques petites phrases passées inaperçues prononcées avant la visite de François qui vient d’avoir lieu à Ajaccio. Gageons que cette manière d’aborder la laïcité n’a pas été étrangère au choix corse du pape et à son refus obstiné de venir à Paris.
Que veut dire le cardinal Bustillo, grand ordonnateur du voyage de quelques heures, en Corse, de François ?
Sa vision d’une laïcité « libérée » ne conviendrait-elle parfaitement à celle d’un pape qui ne s’est pas rendu à Notre-Dame et qui parvient difficilement à cacher son « hostilité » à la laïcité à la française ? À celle d’un pape qui a fait Bustillo cardinal ?
À Rome on dit ouvertement que c’est à cause d’une laïcité française qui ferait obstacle à la voix de l’Église, que le pape aurait fait le choix de ne pas venir en France… pour la réouverture de la cathédrale. Le voyage en Corse, immensément coûteux pour quelques heures de présence, aurait-il été pensé, voulu dès lors comme un moment « politique » ? Le pape ordinairement ne vient-il pas conclure des colloques… se déroulant à Rome ?
Quelle « laïcité » Bustillo et François veulent-ils promouvoir à travers l’exaltation de la « piété populaire » ? Sa mobilisation ?
Aux côtés de ces évêques des universitaires comme Anghjulina Antonetti, spécialiste des rapports entre religion et laïcité en Corse, et Serena Talamoni, experte des liens entre sacré et politique sont intervenues pour dire « la richesse et les défis » de la piété populaire méditerranéenne, une « tradition ancrée dans les sociétés locales, mais en constante évolution ».
A la question qui lui est posé : « La religiosité populaire face au défi contemporain du principe de laïcité : qu’en est-il en Corse ? », Anghjulina Antonetti, répond :
« La religiosité populaire constitue un pont entre l’institution religieuse et l’État laïc. Elle offre un espace souple où les membres de la communauté se retrouvent autour de pratiques culturelles, qui, bien que relevant du religieux, sont profondément ancrées dans le tissu social et culturel. Cet espace de médiation permet une coexistence entre sacré et profane, sans nécessiter la validation des autorités religieuses. Cela crée une forme de laïcité particulière, où la frontière entre l’État et la religion demeure perméable, maintenue par la puissance culturelle de ces pratiques populaires.
L’implication des élus corses dans les cérémonies religieuses et leur présence sur les réseaux sociaux pour célébrer les fêtes religieuses témoignent d’une certaine harmonie entre les dimensions religieuses et séculaires. En participant à ces rites, ils soulignent l’interconnexion entre les sphères civile et religieuse, montrant l’importance culturelle de ces pratiques dans la vie publique de l’île. Cette interaction illustre bien la manière dont la laïcité se manifeste en Corse, avec un respect mutuel des dimensions spirituelles et civiques ».
La « piété populaire, un lieu théologique », soutient François.
La « piété populaire un lieu politique » ?
La petite phrase lâchée par François Bustillo au site Corse Net Infos, « La Corse doit retrouver son autonomie, sa liberté et sa capacité à gérer sa vie politique » qui a fait de Bustillo un évêque Corse qui ne dit plus pour parler des Corses que « mon peuple », laisserait-elle à penser que la Corse, avec la bénédiction du pape, serait le « laboratoire » de l’invention d’une « autre » laïcité que celle de la République ? La base arrière d’une conquête de la promotion d’une « laïcité » qui ne serait pas « hostile » à l’Église, voire à la foi ? Ne valoriserait pas l’athéisme ? Ne répugnerait pas à faire aux religions et eu catholicisme une place à part, différente, plus décisionnaire pour le meilleur bien sûr ? Cette laïcité du continent ne se serait pas « pervertie » ? ne participerait-elle pas à la laïcisation de la société qui la conduirait à sa perte, au délitement de la société ?
L’« identité chrétienne de la Corse », sa « religion populaire » portée au rang des chefs-d’œuvre du patrimoine culturel universel, n’aurait-elle pas finalement une « leçon » de laïcité » à donner au continent ? « J’aime beaucoup la politique. J’ai toujours aimé, confesse le cardinal ».
Cette « autre » laïcité aurait-elle déjà ses « sponsors » et réseaux d’influence avec Vincent Bolloré que fréquente le cardinal ou avec la famille Saadé, propriétaire de l’incontournable Corse-Matin, euphorique, comme toute l’île, de l’« évènement » organisé par « son » cardinal ?
Dans l’Église en tout cas Mgr Bustillo et l’évêque intervenant Mgr Brouwet, tous deux évêques accompagnateurs du Renouveau Charismatique en France, nommés par la C.E.F., pourraient compter sur le relais des Béatitudes dont ils reconnaissent un réel dynamisme… alors même que cette communauté se trouve toujours confrontée à un lourd passif qui n’est toujours pas apuré… s’il se peut.
Les abus et crimes étaient connus depuis presque trente ans, des victimes et lanceurs d’alerte s’étaient manifestés notamment auprès de Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus… Mais l’Église et avec lui en tête avaient fait le choix d’une laïcité privilégiant le droit canon — un droit « plus fort que les lois de la République » — par rapport au droit commun.
Dans cette affaire des Béatitudes, le pape François recevait une délégation de la Communauté charismatique à l’occasion des 50 ans de sa fondation. Il avait préparé un discours où il avait prévu de louer les qualités de cette belle fondation. Il ne l’a finalement pas prononcé, mais n’a pas prononcé un autre discours, préférant s’entretenir à huis clos avec des membres des Béatitudes.
Faut-il, évoquer également la communauté de l’Emmanuel qui annonce en octobre avoir conclu un accord financier avec deux femmes qui accusaient l’un de ses membres prêtres, Benoît, de viols au Mans et à Rennes et qui est confrontée à d’autres alertes d’abus ? Ne serait-ce pas cette communauté charismatique qui est confrontée à des « témoignages, interviews et analyses de personnes homosexuelles de divers pays ayant souffert de thérapies de conversion, de responsables de Courage, de Torrent de Vie, et d’autres mouvements engagés auprès de chrétiens homosexuels » s’est contentée, peu bavarde de dire que « cela suscite des interrogations légitimes » dans un communiqué ?
Mgr Brouwet, donc, évêque de Nîmes, ancien évêque de Tarbes et Lourdes, est intervenu à Ajaccio. Il n’est pas un inconnu. C’est sous son épiscopat à Lourdes que Mgr Antoine Herouard, évêque auxiliaire de Lille et ancien secrétaire général de la Conférence des évêques de France et ancien supérieur du Séminaire français de Rome, a été nommé délégué pontifical pour le Sanctuaire de Lourdes au terme d’une visite canonique menée par Rome.
Communiqué de Mgr Brouwet : « Cette nomination est un témoignage de l’intérêt que porte le Pape à notre sanctuaire. Cette aide est la bienvenue pour nous aider à mieux structurer notre organisation interne et nous mettre toujours plus au service des pèlerins. Pendant la durée de son mandat au sanctuaire, Mgr Hérouard présidera le conseil de Lourdes et prendra toutes les décisions qui lui sembleront opportunes pour la vie du sanctuaire. Rien ne change, en revanche, pour notre diocèse. Mgr Hérouard nous apportera ses compétences et son expérience pour que le sanctuaire devienne toujours plus ”un lieu de prière et de témoignage chrétien correspondant aux exigences du peuple de Dieu” » (Lettre de nomination envoyée à Mgr Hérouard).
Serait « reproché » alors à l’évêque alors à Lourdes ce que les sites conservateurs désignent comme des « peccadilles » : la recherche active pour trouver de l’argent pour la survie des sanctuaires, installation de plusieurs machines pour vendre des médailles souvenirs à l’entrée du sanctuaire… avec emploi d’un ancien DRH de Renault France, Guillaume de Vulpian. Ce dernier promettait un retour à l’équilibre au prix d’une réduction des dépenses de fonctionnement et en augmentant les recettes : celle des ventes de cierges notamment et par une légère augmentation de la contribution demandée aux pèlerinages organisés.
Une enquête discrète avait été conduite avant cette nomination par l’archevêque italien, Mgr Rino Fisichella, président du Conseil pour la Nouvelle Évangélisation.
On n’en saura pas plus.
Retenons par ailleurs que Mgr Nicolas Brouwet, qui était évêque auxiliaire à Nanterre et a succédé, avant d’aller à Nîmes, à Mgr Perrier sur le siège épiscopal de Lourdes, s’est toujours déclaré favorable à la messe traditionnelle (piété populaire ?).
Lors d’une réunion du GREC (Groupe de Réconciliation entre Catholiques), à Paris, de l’époque de son épiscopat à Nanterre, il déclarait que non seulement la célébration de la messe traditionnelle lui avait beaucoup apporté, mais qu’elle avait l’avantage d’entraîner avec elle « tout ce qui va avec », selon sa propre expression, à savoir : prédication, catéchismes…. Cet alors jeune évêque va multiplier les célébrations selon la forme extraordinaire (participations au pèlerinage de Chartres, ordinations dans les instituts Ecclesia Dei, messe pontificale à Chartres à la dernière Pentecôte, etc.).
Son autre « combat » : la « recatholicisation » de l’enseignement catholique.
Quel est le contenu de cette « recatholicisation » au niveau concret de l’éducation des élèves ? En quoi consisterait pour les programmes cette « recatholicisation » ? Aurait-elle quelque chose à voir par exemple avec le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVRAS), vilipendé par le Syndicat de la famille (ex-Manif pour tous), les AFC (Associations familiales catholiques) ?
Il y a dix ans, c’était le programme des « ABCD de l’égalité » lancé par le ministère des droits des femmes et l’éducation nationale qui était contesté par les mêmes et les évêques emboîtaient le pas.
À travers la promotion d’une « autre » laïcité dont le modèle serait Corse (?), ne cacherait-il pas, à peine masqué, le refus des évolutions qui ont transformé notre société depuis plus d’un demi-siècle ? la manifestation d’un profond dépit de ne plus faire la loi sur les questions de société et notamment les questions de l’intime et de la famille ? la contestation de droits centraux tels le droit d’aimer la personne que l’on veut, d’adhérer à la sexualité qui convient à chacun et chacune, d’être respecté dans son corps, de faire famille en vivant seule ou avec une personne du même sexe…? N’y aurait-il pas la volonté de faire obstacle à tout ce que permet le mouvement #MeToo et aux revendications légitimes de changements que la révélation du caractère endémique des violences sexuelles, notamment au sein des familles et de l’Église catholique, autorise, exige ?
À travers l’exaltation d’un « modèle » Corse, ne se manifesterait-il pas finalement une incapacité foncière à renoncer au contrôle possible des corps, et à ce qui rend ou pas heureux, une contre-offensive idéologique et politique large en quelque sorte contre le modèle libéral ? l’affichage d’une prétention à imposer un modèle unique ?
L’Église depuis longtemps déjà veut, au nom d’un passé, être entendue « plus » que d’autres convictions, elle semble vouloir une laïcité qui ne soit pas la laïcité, une liberté qui serait, elle, capable d’humaniser, de faire vivre ensemble, et donc plus à même de faire la loi.
À quel jeu joue l’Église dans son « offre » d’une autre laïcité, sa promotion d’une laïcité « libérée » à ce moment de notre histoire commune et des incertitudes démocratiques ? Avec qui s’allie-t-elle explicitement ou implicitement ?
La communauté des Béatitudes, ni le cardinal Bustillo, ni Mgr Brouwer… ni le pape François ne peuvent l’ignorer, promeut les rôles genrés dans l’Église – servants d’autel et servantes de l’assemblée, les pèlerinages séparés – a encouragé ou soutenu des « thérapies de conversion » de l’homosexualité ou « homothérapies », a multiplié les ouvrages hostiles à la « théorie du genre », au mouvement LGBT, et au mariage pour tous. Toutes entreprises qui n’ont pas leur place dans la république laïque.