Des frontières à franchir
Michel Jondot.

Lc 17, 11-19
D’un pays à l’autre
Les frontières posent des problèmes à de nombreux pays. En Europe il faut se protéger des immigrés ou des réfugiés qui veulent nous rejoindre. En Terre Sainte les Palestiniens résistent contre un peuple qui vient coloniser les quelques territoires qui leur sont concédés et les Israéliens dressent des murs par peur d’être dérangés. Ce faisant ils imitent les États-Unis qui s’efforcent de refouler les Mexicains qui les entourent. En France, on n’est pas près d’oublier le mal qu’il a fallu pour se protéger des voisins allemands.
Jésus a su ce que c’était que de vivre avec ses voisins : l’Évangile de ce jour nous le rappelle. En marchant vers Jérusalem, il traversait, nous dit-on « la région située entre la Samarie et la Galilée ». Entre les Samaritains et les Juifs, le voisinage était difficile. Les premiers étaient considérés comme impurs par les seconds. Hors des pays juifs proprement dits, les invasions d’Assyrie et de Perse avaient altéré la foi et les façons de vivre que scribes et pharisiens s’efforçaient de maintenir. Entre les uns et les autres, la cohabitation était impossible. On se rappelle l’étonnement de la Samaritaine : « Comment ? Toi qui es Juif, tu me demandes à boire ! » Il y a quelque chose de provocateur lorsque Jésus valorise, dans une parabole bien connue, le Samaritain qui porte secours à un blessé.
Étrangers dans leur pays
Cette manière de vivre à la limite pourrait suffire pour méditer. Mais il y a plus à entendre. Le récit nous montre d’autres frontières. Entre ces lépreux qui s’avancent vers Jésus et le reste de la population, la séparation est plus grande que celle qui oppose deux régions. La mise à l’écart de ce genre de malades n’était pas une mesure prophylactique. On voyait dans ce mal une condamnation de Dieu. Il n’était pas question de se présenter à un médecin. Le devoir d’un lépreux était de se présenter au prêtre qui, constatant le mal, le déclarait impur. Il avait alors à se soumettre aux interdits qu’on trouvait dans la Bible dont le premier consistait à vivre en dehors de la société. En réalité, ce qu’on désignait comme lèpre n’était souvent qu’une maladie de peau dont on pouvait guérir. Dans ce cas on retournait auprès du prêtre pour qu’il constate l’intervention de Dieu et qu’ainsi il puisse retourner vivre dans sa patrie. « Allez vous montrer aux prêtres ! » : la demande de Jésus va de soi. Ils s’en vont vers le Temple d’une part pour retrouver droit de cité et d’autre part pour rendre gloire à Dieu au Temple où ils trouveront le prêtre.
Le pays de Dieu
Une autre frontière est encore à considérer. Un des lépreux, « voyant qu’il était guéri, revint sur ses pas, en glorifiant Dieu à pleine voix. Il se jeta face contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâces ». On a coutume de comprendre qu’il est seul à dire merci. Nulle part, dans l’Évangile, on ne voit Jésus attendre une marque de gratitude de la part de ceux qu’il guérit. Tous auraient pu, comme ce Samaritain, reconnaître que c’est en retournant à Jésus, et non pas au Temple, qu’on rend vraiment gloire à Dieu. Jésus dira bientôt qu’on peut détruire le Temple. Il laissait entendre qu’il était le nouveau Temple. Ce Samaritain guéri franchissait une frontière qui ne séparait pas un pays et un autre, mais un temps et un autre. Il passait d’une Alliance ancienne à une Alliance nouvelle.
D’un monde à l’autre
Ainsi l’Évangile de ce jour nous oriente en des directions diverses. Aucune d’entre elles n’est à négliger.
Bien sûr, nous ne pouvons être d’accord avec nos contemporains qui demandent qu’on renvoie les immigrés clandestins dans leurs pays. Nous ne pouvons pas non plus nous résigner à fermer nos frontières aux réfugiés qui n’ont plus de terre où mettre les pieds. On entend dire qu’il faut bien tenir compte des impératifs économiques. Les hommes et les femmes de bonne volonté écartent cet argument. Il est inhumain de se plier aux exigences économiques en écartant les invitations éthiques. Il est difficile aux chrétiens de se boucher les oreilles. Une des dernières paroles de Jésus traverse les siècles et trouve, en notre siècle, une brûlante actualité : « J’étais un étranger et vous ne m’avez pas accueilli.nbsp;» Oui, ces problèmes sont difficiles. Encore faut-il les aborder avec une certaine largeur de vue. Une fois guéris, les neuf lépreux se sont repliés sur leur identité nationale. Ils n’ont pas vu plus loin que leur temple : c’était dommage.
Entre nous les frontières sont nombreuses. N’oublions pas ceux qui sont dans les hôpitaux ou les prisons. Soyons conscients des écarts que creusent les conditions sociales. Entre membres d’une même famille ou entre amis, il arrive qu’on devienne étrangers après avoir pourtant connu des années d’amitié ou d’amour. La cause en est souvent dans une offense subie : le pardon est alors le franchissement d’une frontière.
Enfin nous avons à devenir de plus en plus conscients de la patrie où le baptême nous a fait entrer. Un lépreux avait perçu que le monde ne tournait pas autour du Temple de Jérusalem ; il est revenu sur ses pas pour découvrir que Dieu était sur son chemin. Au milieu des hommes, nous avons à passer d’un monde à un autre. Nous partageons le sort de nos contemporains, mais sans les quitter nous avons à passer dans l’univers de Dieu. Les croyants affirment que leur mort est comme une frontière, un passage dans un univers tout autre. Mais l’Au-delà qui nous attend est déjà ici-bas. Le passage est à faire chaque jour. À chacun d’inventer, à chaque instant, le pas à faire.



