Toute une réflexion d’intellectuels chrétiens est à redécouvrir pour réfléchir à un dépassement du capitalisme, par Vincent Cheynet
Dans sa lettre Caritas in veritate sur « le développement humain intégral », ce n’est pas un hasard si le pape Benoît XVI place le développement au cœur de sa réflexion sur la doctrine sociale de l’Eglise. Raisonner sur cette base, c’est déjà penser à partir des présupposés que véhicule l’« idéologie du développement », que ce développement soit « intégral », « durable » ou « humain ». S’exprimer à partir des mots « libération », « émancipation », ou encore « épanouissement » aurait été renvoyer à autre cadre de pensée, à d’autres perspectives politiques et idéologiques que celles qui semblent traverse la Curie romaine contemporaine.
Le pape renvoie dos-à-dos les contempteurs de l’idéologie du développement et des dévots de la technoscience. Il accuse les seconds d’idolâtrie du progrès scientifique et les premiers de son refus en bloc. Ce jeu rhétorique visant à se présenter dans la position du « juste milieu » face à deux extrémismes est une figure classique et très commune actuellement.
« Si, d’un côté, certains tendent aujourd’hui à lui confier la totalité du processus de développement, de l’autre on assiste à la naissance d’idéologies qui nient in toto l’utilité même du développement, qu’elles considèrent comme foncièrement antihumain et exclusivement facteur de dégradation. Ainsi finit-on par condamner non seulement l’orientation parfois fausse et injuste que les hommes donnent au progrès, mais aussi les découvertes scientifiques elles-mêmes qui, utilisées à bon escient, constituent au contraire une occasion de croissance pour tous. L’idée d’un monde sans développement traduit une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu. C’est donc une grave erreur que de mépriser les capacités humaines de contrôler les déséquilibres du développement ou même d’ignorer que l’homme est constitutivement tendu vers l’« être davantage ». Absolutiser idéologiquement le progrès technique ou aspirer à l’utopie d’une humanité revenue à son état premier de nature sont deux manières opposées de séparer le progrès de son évaluation morale et donc de notre responsabilité. » (14)
Que nous disent les critiques de l’« idéologie du développement », les partisans de la décroissance et de l’antiproductivisme ?
D’abord que ceux-ci ne sont pas, naturellement, contre le développement, « in toto ». Par exemple, les objecteurs de croissance ne sont pas contre le développement psychique des individus, bien au contraire. Ils ne sont pas, non plus, et bien évidemment, contre certaines avancés médicales. Comme dans tout mouvement, il peut y avoir quelques ultras, mais leur propos réel est de faire preuve de discernement face aux nouveautés technologiques qui sont invariablement présentées comme des « progrès ». Il ne s’agit pas de rejeter en bloc toute forme de progrès, mais de refuser l’« idéologie progressiste », c’est-à-dire le dévoiement de l’idée de progrès en une religion où l’homme se déresponsabilise sur une technoscience comprise comme toute puissance et dont il attend le salut.
Quant au terme « développement », il doit être entendu dans son contexte et dans la définition qu’en ont nos contemporains. A défaut, nous raisonnons dans une tour d’ivoire sans comprendre le sens que notre époque donne aux mots.
Le développement comme idéologie
Premièrement, le développement est une idéologie née aux Etats-Unis au sortir de la Seconde guerre mondiale. De là découlent les notions de « pays développés », « pays en voie de développement » et « pays sous-développés ». Dans ce cadre, les pays dit « développés » sont des sociétés de consommation occidentales. La marche du « développement » voudrait donc que pour tous les pays du monde, l’aboutissement soit de devenir une société de consommation du type étatsunien fondée, entre autres, sur le déplacement automobile et l’habitat pavillonnaire. Cette perspective révèle son ethnocentrisme. Une dérive dont nos sociétés riches semblent avoir un mal indéfectible à se défaire malgré nos connaissances contemporaines sur les crimes et autres abominations du colonialisme. Le caractère néocolonial de l’idéologie du développement a d’ailleurs été dénoncé avec virulence à de multiples reprises par des mouvements de résistance et de libération des peuples, et y compris au sein de certains mouvements catholiques. Je ne citerai ici qu’un exemple, la réponse de Monsieur Jacques Nyiteij, membre du directoire du Parti travailliste de la Nouvelle-Calédonie, faîte à Monsieur Michel Rocard : « Le monde que vous défendez, M. Rocard, n’est plus en crise. Il est moribond. Que nous proposez-vous de ses enjeux actuels ? Le progrès ? La croissance ? La production matérielle et la consommation de masse ? L’Occident en profitera. Mais que nous restera-t-il ? Les cancers de Mururoa et des guerres claniques pour que des multinationales se partagent le nickel de Goro ou l’exploitation halieutique, à l’image de Total en Birmanie ou au Gabon ? (…) Abandonnez cette suffisance verbale qui rappelle aux Kanaks les discours des gouverneurs coloniaux… Ne pensez plus pour nous. Laissez-nous venir à notre façon dans l’histoire du monde. Avec notre propre conscience de la terre, notre conception de la vie et du bonheur, de la place de l’homme parmi ses frères et du mode de satisfaction de ses véritables besoins. » (Politis, 10 juillet 2008).
Ce type de controverse a suscité une abondante littérature. Elle émaille l’histoire du colonialisme d’hier et celui du colonialisme économique et culturel présent. L’opuscule de Serge Latouche Survivre au développement (éditions Mille et une nuits, 2006) constitue un bon résumé de l’entreprise et des dégâts de l’idéologie du développement.
Lutter contre l’ économisme
Deuxièmement, notre société contemporaine est marquée par l’« économisme », c’est à dire l’envahissement de toutes les dimensions sociales et humaines par l’économie. Projeter dans ce cadre un mot qui touche de près ou de loin à l’économie, c’est inéluctablement renvoyer à cette sphère ; lorsque nous évoquons la « croissance » dans notre société, tous les citoyens comprennent la croissance « économique » et non celle, par exemple, des relations sociales. De la même manière, le développement sera, qu’on le veille ou non, d’abord compris comme un développement économique, donc comme de la croissance.
En 2002, le sénateur centriste Marcel Deneux avait bien exposé tout l’instrumentalisation dont le terme développement pouvait être l’objet : « De prime abord, le concept de “développement durable” peut rallier à peu près tous les suffrages, à condition souvent de ne pas recevoir de contenu trop explicite ; certains retenant surtout de cette expression le premier mot “développement”, entendant par là que le développement tel que mené jusqu’alors doit se poursuivre et s’amplifier ; et, de plus, durablement ; d’autres percevant dans l’adjectif “durable” la remise en cause des excès du développement actuel, à savoir, l’épuisement des ressources naturelles, la pollution, les émissions incontrôlées de gaz à effet de serre… L’équivoque de l’expression “développement durable” garantit son succès, y compris, voire surtout, dans les négociations internationales d’autant que, puisque le développement est proclamé durable, donc implicitement sans effets négatifs, il est consacré comme le modèle absolu à généraliser sur l’ensemble de la planète » (Extrait du rapport du Sénateur Marcel Deneux sur L’évaluation de l’ampleur des changements climatiques, de leurs causes et de leur impact prévisible sur la géographie de la France à l’horizon 2025, 2050 et 2100). Dix ans plus tôt, le grand savant Nicholas Georgescu-Roegen nous mettait déjà en garde : « Il n’y a pas le moindre doute que le développement durable est l’un des concepts les plus nuisibles » (correspondance avec J. Berry, 1991).
Idéologies du développement et de la croissance sont profondément liées. Elles jouent sur les mêmes amalgames et manipulations. Le développement et la croissance de dimensions sociales et humaines seront utilisés des comme des chevaux de Troie pour refourguer les idéologies du développement et de la croissance. Les opposants sont accusés de refuser le développement social et humain et présentés comme des individus antisociaux, répudiant en bloc tous les apports du progrès technologique. Nous ne sommes plus le débat mais dans des jeux rhétoriques destinés à disqualifier des contradicteurs gênants. Les « objecteurs de croissance » qualifient le mot « développement » de « mot poison » nous enfermant dans l’imaginaire économique dominant. Bien entendu, les mots constituent tout sauf un enjeu secondaire. L’homme est verbe et ce n’est pas au pape que nous allons l’apprendre.
L’acharnement à défendre le développement et son idéologie n’est pas neutre. Il traduit le refus de l’Eglise de remettre en cause une idéologie à laquelle elle a largement contribué. Une idéologie qui permet au haut clergé de légitimer ses compromissions avec les puissances économiques – nous savons, par exemple, qu’en France, le fondateur des hypermarchés Auchan, Gérard Mulliez, est un des grands financeurs de l’Eglise – et plus largement la stratégie idéologique du développement à laquelle a abondamment contribué l’Eglise. La duplicité du terme développement permet de faire perdurer certaines pratiques en s’épargnant de douloureuses et exigeantes remises en cause.
D’où aussi le soutien du pape à l’« économie de marché ». Nous savons que cette dernière formule ne recouvre pas qu’un choix économique mais aussi, et surtout, un choix de société donc un choix anthropologique. Ecoutons par exemple le président étatsunien Barack Obama : « Comme la plupart des Américains, je ne médis pas du succès et de la fortune. Cela fait parti de l’économie de marché » (Le Monde diplomatique, 3-2010).
Ni y a-t-il pas là une contradiction flagrante entre le « mode de vie simple » ou l’appel à lutter contre la cupidité qui reviennent dans les discours du pape ?
L’économie de marché, c’est un modèle où les marchés financiers sont au centre de la société et dictent leur tyrannie. La dimension morale et autres dimensions non économiques sont renvoyées en périphérie de la vie sociale et humaine. La morale ne constitue plus alors qu’un accompagnement « éthique » de logique économique. Et pourtant, défendre les valeurs de l’Evangile conduit immanquablement à remettre en cause les idéologies du développement et de la croissance, de l’économie de marché et du capitalisme.
Devant les limites des ressources planétaires, l’alternative qui s’offre à nous est pourtant simple : soit nous apprenons le partage et la sobriété, c’est-à-dire à engager une décroissance des inégalités locale et globale, et dans les pays riches à une réduction et transformation de notre mode de production et de consommation. Soit nous continuons à déployer mille arguties pour éviter cette remise en cause inconfortable.
Je ne citerai ici qu’une seul auteur : G.K. Chesterton. Ce grand écrivain britannique a publié en 1926 un ouvrage dont le titre est déjà tout un programme : Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste. G.K. Chesterton avait déjà pensé voici un siècle les difficultés auxquelles nous nous confrontons aujourd’hui. Il apporte des solutions « entre les écueils du totalitarisme collectiviste et du chaos d’un capitalisme “bling bling” ». Il serait utile de se pencher, les chrétiens et les autres, sur les recherches de ces visionnaires.
Auteur : Vincent Cheynet, 8 mars 2010
Dernier ouvrage : Le choc de la décroissance, Le seuil, 2008.