La puissance du lobby pronucléaire japonais annihile toute velléité de débat
Des liens étroits existent entre le ministère de l’économie et les compagnies d’électricité
Kyoto Correspondance
Les problèmes de la centrale de Fukushima sont loin d’être résolus, et, plus le temps passe, plus les questions sur la politique nucléaire du Japon se posent avec acuité. Pourtant, après presque une semaine de graves déficiences survenues dans les réacteurs de cette installation exploitée par la Tokyo Electrical Power (TEPCO), les médias locaux restent étonnamment discrets sur le sujet.
Pourquoi aucun débat réel sur le nucléaire n’a-t-il encore eu lieu au Japon? La réponse tient essentiellement à la puissance d’un lobby aux ramifications multiples, mais dont le coeur se situe au sein du ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie (METI), selon Philip White, du Centre d’informations sur le nucléaire pour les citoyens, une organisation japonaise. Le ministère s’est vu confier ce secteur stratégique dans l’objectif d’assurer l’indépendance énergétique du pays.
Taro Kono, député du Parti libéral démocrate (PLD, opposition), critique envers la politique nucléaire du gouvernement actuel, précise que ce lobby fonde sa puissance sur “la relation extrêmement étroite entre le METI et les compagnies d’électricité”. Des liens tissés notamment par le recours à l’amakudari, le “pantouflage”, qui voit des dirigeants de l’Agence japonaise de l’énergie atomique (JAEA), qui dépend du METI, rejoindre les compagnies d’électricité quand ils arrivent à la retraite.
Illustration de la puissance du METI sur le dossier nucléaire : c’est lui qui conduirait les négociations avec l’Inde en vue d’une coopération bilatérale. La division en charge du nucléaire au sein du ministère des affaires étrangères – une entité qu’a dirigée Yukiya Amano, l’actuel gouverneur de l’Agence international de l’énergie atomique (AIEA) – n’aurait pas de réel pouvoir de décision sur le sujet.
La structure bicéphale constituée par le METI et la Fédération japonaise des compagnies d’électricité (FEPC) peut également compter sur des relais dans le monde politique et s’appuyer sur des organisations chargées de promouvoir le nucléaire, comme le Forum japonais de l’industrie atomique (JAIF), une organisation à but non lucratif créée en 1956, année qui a suivi l’adoption de la loi fondamentale sur l’énergie nucléaire. Le JAIF, très lié à la FEPC, est notamment chargé de “forger un consensus national sur l’usage de l’énergie nucléaire”.
Plus généralement, le secteur dispose d’importants moyens financiers, les neuf compagnies d’électricité, à commencer par TEPCO, dégageant généralement de confortables bénéfices. Cet argent permet de lever les réticences locales envers des projets de nouvelles centrales. La pratique est ancienne : en 1982, la municipalité de Kaminoseki, dans le centre du Japon, s’était vue proposer un milliard de yens (8,8 millions d’euros) pour accepter la construction d’une centrale par la Compagnie du Chugoku.
De grandes campagnes sont aussi financées dans les médias. “Les compagnies d’électricité sont les principaux annonceurs à la télévision, précise M. Kono. Alors, quand il y a un problème, la couverture reste limitée”. Une impression partagée par M. White, pour qui le problème concerne l’ensemble des médias : “Dans les journaux, il semble que les journalistes qui traitent des questions nucléaires fassent partie du très fermé Club de la presse du METI. Ils ont intérêt à soigner leurs relations. En cas de scandale, ils en parlent, mais ne remettent jamais en question la politique menée.”
La situation ne favorise pas le débat. “Au sein même de l’administration, il est très difficile d’aller à l’encontre des volontés du METI, ajoute M. White. La tendance reste à la poursuite de la politique actuelle, et personne n’ose s’y opposer.”
Même le changement de majorité, qui a mis fin, en août 2009, à plus de cinquante années de pouvoir du PLD, ne semble pas de nature à changer les habitudes prises, car le Parti démocrate du Japon (PDJ, au pouvoir) s’appuie pour une large part sur les syndicats. Or les centrales syndicales du secteur de la production d’électricité sont très puissantes.
Dans un tel contexte, il est peu probable que soient véritablement posées les questions de la densité du nombre de centrales nucléaires sur un territoire soumis à de forts risques sismiques, du retraitement des déchets radioactifs qui s’accumulent au centre de retraitement de Rokkasho, dans le nord du pays, ou encore de la volonté de s’engager dans la production de plutonium, voire tout simplement celle de savoir si le Japon doit renoncer au nucléaire. Sauf si le pire survenait à la centrale de Fukushima… Même dans ce cas, juge Philip White, “la remise en cause viendra d’une pression populaire, pas de la bureaucratie”.
Philippe Mesmer
Source : publié dans Le Monde daté du 19 mars 2011