La chronique hebdomadaire de Leonardo Boff est une source intarissable d’inspiration et de réflexions… Il vient ainsi de publier une série d’articles sur une approche plus « féministe » de la foi en lien avec la culture. Le premier parle d’un Dieu « Père maternel et Mère paternelle » : même si le terme Dieu reste une limitation terrible face à la réalité qu’il est censé désigner, il ne faudrait pas y renoncer trop facilement « à cause de la grande richesse sémantique de sa double origine : la luminosité qui rayonne dans notre vie (le sens de «di» en sanskrit) et la sollicitude pour tous les êtres qui brûle dans sa bonté toute malveillance comme un feu purificateur (le sens originel du theos grec)». Dans le deuxième article « Au commencement était le féminin », Boff retrace schématiquement l’histoire de la vie qui est essentiellement et presque dès le début une affaire d’échange. Le troisième article veut montrer que les écrits bibliques parlent positivement du féminin (comme Genèse 1 avec l’égalité fondamentale de l’homme et de la femme dans ce récit sacerdotal de la création, mais aussi la référence à toutes les femmes politiques « libératrices », et même saint Paul…). Le quatrième que voici montre comment une tendance « patriarcale » l’a finalement emporté sur l’autre, et on n’en est pas encore sorti… D’autres articles sont en train d’arriver comme « Les femmes dans la vie de Jésus et la compagne Myriam de Magdala ».
Pierre Collet
Il n’est pas facile de retracer les étapes qui ont permis la liquidation du matriarcat et le triomphe du patriarcat il y a 10 ou 12 mille ans. Mais il reste des traces de cette lutte de genre. La relecture qui en est faite par le péché d’Adam et Ève nous révèle un véritable travail de déconstruction du matriarcat par le patriarcat. Cette lecture est présentée par deux théologiennes féministes bien connues, Riane Eisler (Sex Myth and Politics of the Body : New Paths to Power and Love, Harper San Francisco 1996) et Françoise Gange (Les dieux menteurs, Paris, Editions Indigo-Coté Femmes, 1997). Selon ces deux auteures, une sorte de processus de culpabilisation des femmes s’est opéré dans le but de consolider la domination patriarcale.
Les rites et les symboles sacrés du matriarcat ont été diabolisés et projetés aux origines d’une histoire primordiale, avec l’intention d’effacer totalement les traces du récit féminin antérieur. Le récit actuel du péché originel, qui se serait passé au paradis terrestre, remet en question quatre symboles de base de la religion des grandes déesses-mères.
Le premier symbole à être attaqué était la femme elle-même (Gn 3,16) qui, dans la culture matriarcale, représentait le sexe sacré à l’origine de la vie. En tant que telle, elle symbolisait la Grande Mère, la Divinité suprême.
En deuxième lieu, on a modifié le symbole du serpent, considéré comme l’attribut principal de la Déesse Mère. Il représentait la sagesse divine qui se renouvelle toujours comme la peau du serpent.
Troisièmement, on a défiguré l’image de l’arbre de vie, qui a toujours été considéré comme l’un des principaux symboles de la vie : en reliant le ciel et la terre, l’arbre renouvelle continuellement la vie, comme fruit par excellence de la divinité et de l’univers. Genèse 3,6 dit explicitement que « l’arbre était bon à manger, un plaisir pour les yeux et précieux pour agir avec clairvoyance ».
Quatrièmement, la relation homme-femme qui constituait à l’origine le cœur de l’expérience du sacré a été détruite. La sexualité était sacrée car elle permettait l’accès à l’extase et au savoir mystique.
Qu’a fait le récit actuel du péché originel ? Il a totalement inversé la signification profonde et véritable de ces symboles. Il les désacralisés, les a diabolisés et, de bénédictions, il les a transformés en malédictions.
La femme sera éternellement maudite, elle devient un être inférieur. Le texte biblique dit explicitement que “l’homme la dominera” (Gn 3,16). Le pouvoir de la femme de donner la vie s’est transformé en malédiction : “Je ferai qu’enceinte tu sois dans de grandes souffrances.” (Gn 3,16). Comme on peut le voir, l’inversion est totale et d’une grande perversité.
Le serpent est maudit (Gn 3,14) et devient un symbole du démon tentateur.
Le principal symbole de la femme a été transformé en son ennemi viscéral : “Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme… tu la mordras au talon.” (Gn 3,15).
L’arbre de la vie et de la sagesse est marqué d’interdiction (Gn 3,3). Auparavant, dans la culture matriarcale, manger les fruits de l’arbre de la vie signifiait se nourrir de sagesse. Maintenant manger de l’arbre signifie un danger mortel (Gn 3,3) annoncé par Dieu lui-même. Plus tard, le christianisme remplacera l’arbre de vie par le bois mort de la croix, symbole de la souffrance rédemptrice du Christ.
L’amour sacré entre l’homme et la femme est déformé : “c’est péniblement que tu enfanteras des fils ; ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera.” (Gn 3,16). Depuis lors, une lecture positive de la sexualité, du corps et de la féminité est devenue impossible.
C’est une déconstruction totale du récit antérieur, féminin et sacré qui a été faite ici. On a produit un autre récit des origines qui marquera toutes les significations ultérieures. Nous sommes tous, en bien ou en mal, les otages de ce récit adamique, anti-féministe et culpabilisant.
Le travail des théologiennes se veut libérateur : montrer le caractère construit du récit dominant actuel, centré sur la domination, le péché et la mort ; et proposer une alternative plus originale et positive où apparaît un rapport nouveau à la vie, au pouvoir, au sacré et à la sexualité.
Cette interprétation ne vise pas à restaurer une situation passée, mais, en sauvegardant le matriarcat dont l’existence est prouvée scientifiquement, à trouver un point d’équilibre plus juste entre les valeurs masculines et féminines pour aujourd’hui.
Nous assistons à un changement de paradigme dans les relations entre masculin et féminin. Ce changement doit être ancré dans une pensée en profondeur et une intégration qui rendent possible un bonheur personnel et collectif plus grand que celui si faiblement atteint sous le régime patriarcal.
Mais cela ne se réalisera qu’en déconstruisant des récits qui détruisent l’harmonie entre masculin et féminin et en construisant de nouveaux symboles pour inspirer des pratiques civilisatrices et humanisantes pour les deux sexes. C’est ce que font les féministes, anthropologues, philosophes, théologiennes et autres avec beaucoup de créativité. Et il y a des théologiens qui se joignent à elles.
Leonardo BOFF
Traduction : Pierre Collet HLM 151e (p.23)