Par Michel Jondot (Dieu maintenant)
Un corps déchiré
Notre regard ne cesse de se porter sur des scènes de massacres inhumains : au Proche-Orient, en Afrique et ailleurs encore. Dans nos pays européens, à intervalles réguliers, des actes terroristes font des ravages. Nous avons tous en mémoire ces corps ensanglantés ou mutilés que les médias étalent sous nos yeux. Certes, la mort qui atteint nos proches et qui attend chacun plonge dans la tristesse. Mais que nous tous, frères en humanité, soyons capables de donner la mort et de torturer, a quelque chose d’intolérable. La violence faite au corps d’autrui porte à son comble le tragique de notre condition mortelle.
Ce qui s’est passé à Jérusalem, au matin de Pâques, est un peu la figure de ce que nous éprouvons devant ces spectacles insoutenables. Un certain vendredi, un groupe de femmes, à la suite de Marie-Madeleine précise Saint-Marc, avait eu sous les yeux la souffrance d’un homme torturé, un ami très cher, un innocent mis à mort. Le surlendemain, de grand matin, ce même groupe encore à la suite de Marie-Madeleine, comme le précise le texte, a sous les yeux un autre spectacle qui porte à son comble la souffrance de la séparation. Elles avaient en mémoire la pierre qui cachait le corps. Elles s’apprêtaient à chercher comment la repousser pour revoir ce qui restait de celui qu’elles avaient suivi, pour l’honorer en pratiquant les rites funéraires de cette époque. Plus rien ne reste de sa dépouille ; l’arrachement à Celui qui leur avait rendu le goût de vivre redouble celui qu’elles avaient éprouvé en le voyant mourir et la tristesse se change en peur : « Elles furent saisies de frayeur. »
La mort est dépassée
Il n’est pas sans intérêt de constater que l’événement se produit au moment où la nuit croise le jour : « de grand matin ». En même temps, l’espace sombre du tombeau fait contraste avec le vêtement de celui qu’elles découvrent à la place de l’ami perdu : « En entrant dans le tombeau, elles virent un jeune homme vêtu de blanc. » De même que le jour rencontre la nuit, la parole surgit dans les ténèbres et elle chante la vie, elle invite à avancer et à parler : « Il est ressuscité, il n’est pas ici… Il vous précède en Galilée… » Au cœur du drame le plus tragique, ces femmes entendent que la mort n’a pas le dernier mot : « Allez dire… » Certes, un peu plus tard dans la journée, Jésus se manifestera à elles dans sa chair. Mais le mystère que les chrétiens honorent en ce jour est d’abord en ce tombeau où la parole qui fait l’humanité traverse et dépasse la mort inhumaine, à la façon dont le soleil triomphe de l’obscurité. C’était « à l’heure où le soleil se lève ».
Au cœur de notre condition
On fête Pâques à l’heure où le printemps commence et où les arbres verdissent. On célèbre la victoire du Christ en chantant « Alléluia ». On pourrait s’étonner de se sentir invité à la joie alors que des pays sont écrasés par la terreur et où les populations sont ravagées par la faim. « Les chrétiens traversent les batailles une rose à la main » disait Jean Giono au siècle dernier, comme si l’ensemble des baptisés se désintéressait des drames que connaît leur siècle.
Il est vrai que souvent nous partageons l’égoïsme de nos contemporains dans nos pays relativement épargnés. Nous sommes sans doute aveugles sur nos responsabilités dans les drames du monde. Beaucoup de chrétiens ont des choix politiques qui leur permettent de se boucher les yeux sur les attentes des pays ravagés par la violence ou par la faim ; ils se tiennent à l’écart, à l’abri.
Fils de lumière, fils de prophètes
Il est vrai aussi – et chaque fête de Pâques nous le rappelle – que l’annonce du salut se fait entendre au cœur même de notre condition tragique, loin des succès humains et des intérêts particuliers. Le message de la Résurrection est inséparable de la mise à mort du Christ. Le corps du crucifié est le lieu où nous reconnaissons que Dieu nous parle : sa voix a jailli du tombeau. Le corps de l’humanité, il faut bien le reconnaître est mutilé. En ce lieu, nous le croyons, Dieu se fait entendre encore. Au cœur de notre humanité blessée, cachée comme celle du jeune homme en blanc au fond du tombeau, une voix de Dieu se fait entendre. Au cœur de la nuit de l’histoire Dieu parle pour inviter à entrer dans la lumière : « Réveille-toi ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts et le Christ t’illuminera » (Saint-Paul aux Éphésiens).
À travers les cris qui déchirent la nuit de l’histoire, devant la violence qui s’empare des corps, sachons entendre les murmures de Dieu. À coup sûr, il fait savoir que nous ne sommes pas enfermés dans les ténèbres. Le désespoir n’est pas de mise pour celui qui croit à l’Évangile. La foi en la Résurrection est inséparable de l’Espérance.
À coup sûr également Dieu ne nous demande pas de nous résigner à la situation présente en nous consolant à la pensée qu’il y aura, plus tard, un Royaume où les humiliés d’aujourd’hui auront une compensation. Au milieu des souffrances présentes, nous avons à déceler cette sorte de lumière qui va nous permettre de trouver le chemin de la vie sans attendre demain : c’est le chemin de la parole. La résurrection, avant d’être la rencontre d’un corps que des mains peuvent toucher, est l’accueil d’un message sur les lèvres d’un jeune inconnu ; elle donne la parole à Marie de Magdala et vient jusqu’à nous. Autrement dit, croire à la Résurrection fait de nous des prophètes : les prophètes, dans la tradition biblique parlent au nom de Iahvé et nous marchons à leur suite. La parole du prophète est une parole qui s’indigne : « Chacun dévore la chair de son propre bras ! » disait Jérémie lorsqu’il voyait les fruits de l’injustice de ses contemporains. Belle formule pour désigner l’humanité qui se déchire. À nous de regarder notre histoire, de nous entraider pour dénoncer, sans crainte, ce qui l’abîme, en lui et en nous, et faire reculer la mort. Devenons ainsi « fils de lumière » au croisement de la nuit.