Vous avez dit « libre échange » ?
Par Jean Gadrey
Le titre de ce billet reprend celui d’un bon livre de mon ami Jacques Berthelot (L’Harmattan, juin 2018), économiste, spécialiste des politiques agricoles et de l’économie africaine et très lié à de grandes organisations de la société civile africaine. Ce livre démolit, preuves à l’appui, tous les arguments des promoteurs des accords dits « de partenariat économique » entre L’UE et de grandes régions d’Afrique en montrant que seules les multinationales, qui mènent la danse, tireraient profit de la libéralisation des échanges promue par ces accords.
Mais si j’ai ajouté des guillemets au titre du livre, c’est pour une autre raison. Je compte montrer que l’emploi non critique des mots de « libre-échange » relève d’une novlangue faite pour dissimuler la brutalité des politiques sous-jacentes.
Dans mon billet précédent [1], j’avais critiqué le terme de « dépendance » largement utilisé pour qualifier la situation de personnes âgées ayant besoin d’accompagnement pour vivre dignement leur vieillesse dans une interdépendance humaine où ces personnes ne sont pas des « assistées », mais des acteurs et actrices de leur propre vie, quand bien même cela deviendrait plus difficile avec le grand âge. Avec le soi-disant « libre échange », on est à nouveau dans une tromperie organisée avec l’aide de mots qui ne disent pas ce que leurs promoteurs font, voire qui disent l’exact opposé.
Il s’agit d’une question symbolique. Or, dans les combats politiques, les mots et les symboles ont du poids. Pour deux raisons. D’abord, comme je viens de l’écrire, parce qu’ils nous trompent, y compris, parfois, « nous » qui valorisons l’esprit critique. Ensuite et surtout, parce que ces mots de la novlangue néolibérale contribuent à former et déformer nos « cadres cognitifs », ou pour le dire plus simplement notre façon de voir les enjeux et les solutions.
Les militant.es de gauche, ou syndicalistes, ou associatifs, savent que le discours du « libre-échange » est fait pour tromper, pour dominer, pour supprimer des règles protectrices. Ils emploient ces termes avec une connotation négative, tout comme ceux de « libéralisme économique ». C’est ce qu’on trouve dans le livre de Jacques Berthelot. Mais pour la masse des citoyens, c’est moins clair. Associer dans « libre-échange » la liberté, une idée révolutionnaire, à l’échange, une autre idée sympathique pouvant renvoyer au lien social ou à la communication réciproque, a été une belle invention de la novlangue du néolibéralisme.
Il est vrai que cette invention a subi, surtout depuis le referendum de 2005 sur le projet de constitution européenne avec sa concurrence dite « libre et non faussée » (encore de la novlangue trompeuse), les coups de boutoir de la critique. Au point que désormais, les dominants évitent, au moins en Europe, de trop mettre ces termes en avant. Ce n’est pas un hasard si le grand projet d’accord commercial entre l’Europe et les États-Unis s’intitule « partenariat transatlantique », si les accords bilatéraux (APE) entre l’Europe et les régions d’Afrique portent le nom de « partenariat économique », et si l’accord entre le Canada et l’UE (CETA en anglais) est appelé « accord économique et commercial global ». On a moins besoin de ruser en Amérique du Nord avec l’ALE (accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis de 1987), supplanté ensuite par l’ALENA (accord de libre-échange nord-américain), récemment actualisé sous la pression de Trump sans que change vraiment son orientation néolibérale.
Mais dès qu’on quitte les intitulés marketing des projets, le « libre-échange » réapparaît dans le contenu des textes via la référence centrale à la « libéralisation du commerce et de l’investissement » et à la suppression exigée de ce qu’on nomme des « barrières » pour ne pas dire qu’il s’agit en général de protections légitimes et de conquêtes sociales et écologiques.
La dénonciation des pratiques dites de « libre-échange » des dominants passe par la démonstration du fait que ce qui est visé est à l’opposé de la liberté revendiquée à juste titre dans la « liberté de penser », la « liberté de la presse », le logiciel « libre » ou la libre circulation des personnes et des idées. La liberté pour laquelle des peuples combattent n’est pas celle du renard dans le poulailler, c’est l’exact opposé, c’est celle de tous et pour tous, celle qui installe des « barrières à l’entrée » autour des poulaillers, contre les renards. Notez que cette image n’est vraiment pas terrible car les renards ont aussi besoin d’être protégés d’exterminateurs humains, et même des accords dits de « libre-échange » destructeurs de biodiversité…
En réalité, ce que veulent les multinationales, c’est une variante du protectionnisme : la protection de leurs investissements et de leurs profits contre les normes et les lois existantes que ces firmes appellent des « barrières ». C’est pourquoi on devrait parler d’accords de dumping, d’investissement protégé, de « libre exploitation » des humains et de la nature, et de sécurisation des profits. Les multinationales revendiquent en quelque sorte une application du principe de précaution aux risques majeurs… de voir leurs profits amputés par des peuples qui défendraient le vrai principe de précaution.
Note :
[1] Le scandale des EHPAD, la « dépendance » et « l’assistanat »Source : https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2018/10/08/vous-avez-dit-libre-echange