Saint ? Romero d’Amérique
Par José Maria Vigil
Mgr Óscar Romero, assassiné le 24 mars 1980 alors qu’il célébrait la messe [1], a été canonisé par le pape François dimanche 14 octobre [2]. Nous publions à cette occasion une réflexion du théologien José Maria Vigil sur sa canonisation.
Sculpture qui représente l’archevêque Óscar Romero, flanquée par celle de Martin Luther King Jr., à gauche, et celle du pasteur Dietrich Bonhoeffer, à droite, dans la galerie des Dix Martyrs du XXe siècle, située sur la grande porte occidentale de l’abbaye de Westminster, à Londres. La statue de Romero a été dessinée par Tim Crawley et sculptée par John Roberts.
On m’a demandé : la canonisation de Romero a-t-elle un sens pour nous ?
« Que l’on ne canonise jamais saint Romero d’Amérique, parce que ce serait lui faire offense. Lui, il est saint d’une façon très particulière. Il est déjà canonisé. Par le Peuple. Rien d’autre n’est nécessaire…
Je le disais moi-même à Jon Sobrino quand je me suis rendu sur la tombe de l’archevêque martyr. Je lui disais : “Tu vois, Jon, que personne n’ait l’idée de canoniser Romero, parce que ce serait comme penser que la première canonisation n’a servi à rien…” [3]. »
Pedro Casaldáliga en parlait ainsi aux paysans et agents de pastorale du Panamá, lors de ses voyages au Nicaragua et au Salvador, dans les années 1987-1988, lors de différentes retraites, conférences et méditations. On m’a donné la transcription des cassettes, et j’ai inséré cette pensée dans El vuelo del Quetzal, le livre que nous avons fabriqué avec ces transcriptions et d’autres matériaux pastoraux de sa « campagne de solidarité pastorale » avec tant de communautés de base et de groupes paysans d’Amérique centrale.
Certainement, la tombe de Romero qu’a visitée Casaldáliga – installée au début exactement à la croisée du transept de la cathédrale de San Salvador, à seulement quelques mètres de l’autel d’où il prononçait ses célèbres homélies de feu, qui paralysaient le pays et s’écoutaient dans la montagne, retransmises par les radio-transistors des paysans et des pauvres de tout le pays –, cette tombe, grande bien sûr, littéralement recouverte de fleurs, de cierges, de bougies, d’ex-voto et de photographies de remerciement, d’enveloppes pleines de demandes écrites… était tellement visitée, caressée et baisée par cette interminable file constante de Salvadoriens des couches les plus pauvres et populaires… qu’il fallut la transférer à la crypte, parce que cette « clameur populaire » rendait la cathédrale inutilisable pour servir en tant que telle, avec le culte normal d’une cathédrale.
Il en allait de même durant les premiers siècles de l’Église. Il n’y avait bien sûr pas de « procès de canonisation ». C’était « l’acclamation et la dévotion populaire » qui, de fait, définissait le « canon », la mesure de la sainteté reconnue dans l’Église. Il n’y avait pas un registre officiel – ce qui deviendrait plus tard le « Sanctoral et le Martyrologe romains » –, et on avait encore moins tout concrétisé dans un processus juridique spécialisé (et économiquement coûteux) dans la Curie romaine. Tout cela n’arriva pas avant le XIIIe siècle, lorsque les canonisations furent réservées à Rome et au Pape.
L’étude statistique de la « population » canonisée au cours du dernier millénaire ne laisse pas d’être significative. « Entre les Xe et XIXe siècles, Rome a canonisé 87 % d’hommes et 13 % de femmes. Se révèle là un modèle masculin amplement prédominant, qui correspond fidèlement à la traditionnelle infériorité de la femme dans l’Église. Sans que le processus ait été modifié pour favoriser les femmes, au XXe siècle la proportion passe à 76 % d’hommes et 24 % de femmes » (cf. RELaT n° 150, http://servicioskoinonia.org/relat/150.htm). Selon le modèle prédominant, la personne canonisée est blanche, masculine, non mariée, ecclésiastique, religieux/religieuse… et en majorité de classe élevée.
Traditionnellement la canonisation en est venue à être pratiquement interdite aux chrétiens/nes laïques tant s’avèrent pénibles les processus investigateurs et historiques nécessaires, la lenteur de la bureaucratie des congrégations romaines et, surtout, le coût économique très élevé des procès. Seuls des clercs qui disposent du soutien d’une Église locale, ou des religieux/ses dont la congrégation trouve son intérêt à exalter leur sainteté, peuvent être des « candidats » viables et dotés de possibilités réelles d’être listés.
La canonisation de José María Escrivá fut rapide et très acclamée ; l’Opus Dei, placé à cette époque-là au sommet du tableau d’avancement des entités influentes au Vatican du pape Jean-Paul II, s’employa à fond à sa promotion, et sa « canonisation » s’avéra être – aux dires de l’Opus – celle qui avait réuni le plus de gens sur la Piazza di San Pietro de Rome… L’explication n’était pas difficile : seul le fondateur d’une institution comptant de nombreux membres laïques de classe élevée pourrait se payer tant de vols à Rome venant de tous les continents. Mais elle cessa d’être la plus nombreuse quand, peu de temps après, fut canonisé le père Pío de Pietralcina dont les dévots n’étaient pas si puissants économiquement, mais étaient majoritairement italiens, et purent se rendre facilement, massivement, à Rome qui était proche. Le nombre d’assistants à une canonisation ne mesure pas la valeur de « l’acclamation populaire » d’un saint.
Le cas de Romero fut aussi une « acclamation populaire ». Romero devint « le Centraméricain le plus connu » dans le monde entier, le « Salvadorien le plus universel ». Ce ne fut pas un saint local, d’une Église diocésaine concrète, ni d’un pays, ni même de l’Église centraméricaine, ou de l’entière Église d’Amérique latine, mais un saint « universel » –acclamé dans toutes les géographies –, et « œcuménique », reconnu aussi par les Églises protestantes – la statue de pierre de Romero est devenue célèbre parmi les statues de la cathédrale de Westminster… Ce fut aussi un saint « macro-œcuménique », reconnu et acclamé par des agnostiques et des non-croyants, au-delà des frontières de la foi et des religions. Romero est donc saint par « acclamation populaire » du Peuple de Dieu, par « acclamation mondiale », dans les nombreux « peuples de Dieu ».
De quelle canonisation de plus a besoin Mgr. Romero ? Que lui manque-t-il ? Que pourrait lui ajouter une « canonisation officielle » à Rome ? Ce sont les questions auxquelles, nous l’avons dit, Casaldáliga a déjà répondu pour lui-même quand il a visité la tombe de Romero à San Salvador dans les années 80 du siècle dernier : Lui, il est saint d’une façon très particulière. Il est déjà canonisé. Par le Peuple. Rien d’autre n’est nécessaire… ». Pour beaucoup d’entre nous, cette réponse qu’il s’est donnée il y a trente ans reste valable aujourd’hui.
Notes :
[1] Voir DIAL, 2361 – « EL SALVADOR – Il y a vingt ans, Mgr Oscar Romero tombait assassiné : « Sanctifier le temps », un hommage de Gustavo Gutiérrez », 2791 – « EL SALVADOR – Il y a vingt-cinq ans, Mgr Oscar Romero était assassiné. L’actualité d’une vie. » et 3103 – « EL SALVADOR – Romero, au milieu du peuple et pour sa défense jusqu’à la fin ». [2] Voir aussi DIAL 2854 – « EL SALVADOR – « Mgr Romero est un martyr inconfortable, ce n’est pas Mère Teresa. » » et 3248 – « EL SALVADOR – Saint Romero d’Amérique ». [3] Pedro Casaldáliga, El vuelo del Quetzal : Espiritualidad en Centroamérica, Managua, Maíz nuestro, 1988, p. 10.Source : Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3470 http://alterinfos.org/spip.php?article8345
Source (espagnol) : texte envoyé par l’auteur le 25 septembre 2018.
Traduction de Sylvette
Lire aussi :
- le discours qu’Oscar Romero avait prononcé le 2 février 1980, quelques semaines avant sa mort, pour la réception du titre de docteur honoris causa que lui avait conféré l’Université de Louvain-la-Neuve.
- https://nsae.fr/2013/07/23/saint-romero-damerique/
- https://nsae.fr/2015/03/27/saint-romero-damerique-chemine-toujours-avec-les-peuples-de-notre-continent/
- https://nsae.fr/2015/05/25/jon-sobrino-nous-ne-voulons-pas-quils-beatifient-un-romero-edulcore/