Refaire Société
Par Bernard Ginisty
La crise que traverse le pays à travers les manifestations des « gilets jaunes » traduit la difficulté des « corps intermédiaires » de porter les préoccupations des citoyens vivant à la limite du seuil de pauvreté. Par-delà toutes les tentatives de récupérations politiciennes de ce mouvement, il s’agit de prendre conscience d’un grave dysfonctionnement sociétal.
Dans son dernier ouvrage intitulé No society. La fin de la classe moyenne occidentale, le géographe Christophe Guilluy nous donne quelques clés pour le comprendre. Son titre reprend l’expression de Margaret Thatcher, Première ministre britannique, déclarant en octobre 1987 : « La société, ça n’existe pas ». Par cette expression, la Dame de fer stigmatisait « ceux qui attendaient trop de la société en mettant en avant leurs droits sociaux au détriment de leur devoir ». Son message a été entendu par l’ensemble des classes dominantes occidentales. Cette vision prophétique annonçait en effet la grande sécession, celle du monde d’en haut, qui abandonnant le bien commun, allait plonger les pays occidentaux dans le chaos de la société relative. Cette rupture historique entre le haut et le bas se concrétise par l’abandon de la catégorie qui portait les valeurs de l’American et de l’European way of life : la classe moyenne occidentale. Elle nous a fait entrer dans le temps de l’a-société » [1].
Cette situation se traduit au plan politique par la mise en grande difficulté des pouvoirs réformateurs et la multiplication des pouvoirs populistes. « La disparition de la classe moyenne occidentale annonce le temps de la société relative où aucun groupe n’est, pour le moment, susceptible de porter un modèle culturel dominant et des valeurs communes. Comment faire société sans une classe moyenne majoritaire et intégrée économiquement et culturellement ? À qui s’adresser pour faire partager des réformes, un projet, un mouvement social, une révolution ? Confrontés à cette impasse culturelle, sans points d’appui dans la société, les dirigeants politiques n’ont plus la capacité de défendre le moindre système d’intégration et naviguent à vue. Face à la montée du communautarisme, des tensions et des paranoïas identitaires, ils surjouent la posture républicaine… sur un bateau ivre » [2].
Analysant la naissance de la philosophie personnaliste d’Emmanuel Mounier, Paul Ricœur remarquait qu’elle est contemporaine de la grande crise bancaire de 1929. À nouveau, aujourd’hui, les évidences économiques et financières sont remises en cause. Dans cette situation, les attitudes fondamentales qu’il propose restent d’une grande actualité pour ouvrir un chemin à ceux qui cherchent à « refaire société » : « J’aime beaucoup, écrit-il, la formule de Simone Veil qui parle des quatre négations : ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas humilier les malheureux » [3]. Ces quatre refus définissent les voies de l’exercice d’une action citoyenne en temps de crise :
- Ne pas transformer son confort institutionnalisé en argument politique.
- Éviter les vénérations médiatiques pour le pouvoir et l’argent.
- Refuser le manichéisme qui voudrait que le bien et le mal suivent les frontières des partis politiques, des idéologies, des religions ou des nations.
- Être présent auprès des exclus.
Comme l’écrit Christophe Guilluy, « l’enjeu n’est pas, n’est plus de gérer la régression sociale, mais de refaire société, pas par altruisme, mais par nécessité » [4].
Notes :
[1] Christophe GUILLUY, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, éd. Flammarion, 2018, p. 10.
[2] Ibid., p. 94.
[3] Paul RICOEUR, Entretien avec François EWALD in Magazine Littéraire, n° 390, septembre 2000, p. 26.
[4] Christophe GUILLUY, op.cit., p. 232.
Source : http://www.garriguesetsentiers.org/2019/01/refaire-societe.html