Droits de l’homme
Par Michel Jondot
Faut-il attendre une révolution ?
Pierre Manent, un philosophe, vient de publier un livre (« La loi naturelle et les droits de l’homme »). Il fait apparaître les limites de la Charte signée après les barbaries de la Seconde Guerre Mondiale. De cette volonté de préserver les Droits de chacun contre les prétentions d’autrui est né le culte de l’individu. Les lois, dans la perspective de la Charte, n’invitent plus les citoyens à une action commune ; plutôt que de prescrire, les lois autorisent les attentes des uns et des autres ; ils peuvent réclamer leur dû. Les résultats sont décevants, il faut bien le reconnaître quand on voit les malaises des Gilets jaunes à l’heure actuelle. On ne peut satisfaire les droits des uns sans offenser les droits des autres. Ceux qui sont lésés des fruits de la production ne peuvent que souffrir devant les privilèges d’un petit nombre. Mais on ne peut satisfaire toutes les revendications. Les attentes de ceux qui résident dans les villes sans pouvoir payer leur loyer ne sont pas les attentes de ceux qui, dans les villages, revendiquent le droit à avoir des médecins et des transports. Les demandes varient d’un point à un autre ; la société est pulvérisée, toute solidarité disparaît, aucune action commune n’est possible. C’est un autre monde qu’il faudrait voir advenir.
Un reversement non violent
La révolution est-elle impossible ? Elle ne l’est pas, si l’on en croit l’Évangile.
On a l’exemple, dans l’histoire, de ces changements qui renversent les pouvoirs et bouleversent les relations. Mais chaque fois le sang a coulé et parfois les choses ont empiré. Le combat contre l’injustice s’accompagne trop souvent de violence. Jésus prétend que le premier changement à opérer est une œuvre qui s’impose à chacun par rapport à soi-même. Il est vrai que l’égoïsme des uns blesse les droits des autres et qu’une inévitable inimitié s’impose parfois dans la société. Jésus ne prétend pas cacher qu’éventuellement l’autre est un ennemi ; il s’insurgeait contre les publicains qui écrasaient les pauvres, mais, en même temps, il les aimait. Rappelons-nous l’épisode de ce coquin de Zachée ! « Souhaite du bien à ceux qui vous maudissent… Aimez vos ennemis… » Se battre contre le mal en aimant ceux que l’on conteste n’est peut-être pas hors de notre portée. Nous sommes capables de faire des prouesses pour inventer des armes qui tuent. Pourquoi serions-nous incapables d’inventer les moyens de combattre le mal en aimant l’adversaire ? Il y faut de l’imagination et du génie, mais l’humanité n’en manque pas !
Certes, Jésus lui aussi défend les droits de l’homme. Il nous apprend, dans le texte d’aujourd’hui, la manière de les défendre. Que chacun prenne conscience que le point de départ n’est pas en lui, mais en l’autre. « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux ! » Il s’agit là, en réalité, d’un principe politique. Si, alors qu’il fait froid, l’autre est sans manteau, ses droits sont bafoués : « Si l’autre te prend ton manteau, donne-lui aussi ta tunique. » La demande de l’autre l’emporte sur nos soucis personnels. À Calais, lors de l’été 2017, quelques militants, qui sans doute n’étaient pas dépourvus de soucis, prirent conscience que des réfugiés avaient réintégré les camps après qu’ils eurent été vidés. Ils n’avaient ni toilettes ni points d’eau. Ces quelques citoyens intervinrent auprès des autorités pour faire face à cette situation. Ils ne se laissèrent pas arrêter par les refus de la Préfecture et se lancèrent dans un procès qu’ils perdirent d’abord, mais qu’ils gagnèrent en appel. Il s’agit là d’un comportement politique sans violence qui, à lire le texte d’aujourd’hui, s’avère évangélique : vivre en débordant les droits de l’autre.
Une société utopique
Ces gestes humanitaires ne sauvent pas la situation, dira-t-on. C’est vrai, mais ils illustrent ce que deviendrait la société s’ils allaient de soi toujours et partout. Le souci constant de l’autre n’a-t-il pas quelque chose de masochiste ? Chacun n’a-t-il pas le droit de trouver son bonheur ? En réalité, ces propos de Jésus sont la clef du bonheur. Deux êtres qui s’aiment trouvent leur bonheur l’un dans l’autre sans se soucier de ce qu’ils se doivent. Une mère puise sa joie dans la vie de l’enfant dont elle a sans cesse le souci. « Je est un autre » écrivait Rimbaud : c’est toujours en autrui qu’on trouve sa propre vie. Qu’est-ce que vivre sans aimer ? Ces simples expériences aident à comprendre dans quelle cohérence Jésus nous invite à vivre. Plutôt que de demander que nos droits soient satisfaits, apprenons à entrer dans un mouvement où le fait de recevoir ne va pas sans celui de donner.
Ne nous mettons pas dans une situation où nous pourrions être fiers de notre générosité. Il s’agit, au contraire, d’espérer un monde où les droits de chacun seront non revendiqués, mais perçus par autrui et par lui honorés. Par-delà intéressement et désintéressement, nous nous trouverions alors dans un monde où chacun sera non en situation de revendication, mais d’accueil, où nous pourrons tout donner sans crainte que la terre nous manque et sans cesser de recevoir nous-mêmes. Telle est la révolution où nous cesserons d’être ennemis les uns des autres : « Pardonnez et vous serez pardonnés. Donnez et l’on vous donnera. » Si nous pouvions en arriver là, non seulement nous ne manquerions de rien, mais, par-delà les biens échangés, comme un luxe et un surplus, nous savourerions le bonheur de nous aimer : « Donnez et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure pour vous. » Utopie ? Sans doute, mais sans utopie s’éteindrait l’Espérance !