Abus sexuels, abus spirituels, Dieu s’intéresse-t-il à notre consentement ?
Par Marion Sénat [1]
C’était écrit dans des rapports depuis trente ans, mais voilà qu’aujourd’hui la vérité est au grand jour : des prêtres abusent sexuellement de religieuses partout à travers le monde et de manière systémique. Il faut voir de toute urgence le documentaire de Marie-Pierre Raimbault et Éric Quintin Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église [2]. Au travers d’une enquête rigoureuse qui arpente des aspects très variés d’un même phénomène on entend des femmes, abusées sexuellement par des prêtres alors qu’elles étaient religieuses, raconter l’organisation qui permet que ces agressions perdurent dans l’impunité. C’est la culture de l’Église qui est mise en jeu dans ces affaires : culture institutionnelle, mais aussi culture spirituelle.
Une des femmes qui témoigne dans le documentaire a cette phrase frappante :
« Pour moi c’était normal dans mon rôle de devoir supporter des choses que je n’avais pas voulues. L’obéissance à laquelle j’étais tenue impliquait que je fasse certaines choses qui m’étaient incompréhensibles ou douloureuses. Tout cela était normal. Que l’on puisse me faire du mal, que je doive supporter la douleur, là n’était pas le problème. En revanche, que l’on puisse me priver de ma chasteté, cela m’était inconcevable. En plus il s’agissait d’un prêtre qui avait fait le même vœu de chasteté que moi. »
C’est la première partie de son propos qui m’a frappée : il est normal de « supporter » des choses « incompréhensibles et douloureuses » au nom de la foi. Que l’on puisse vivre des moments difficiles dans un parcours de foi où l’on ne comprend pas ce qui nous arrive, rien d’étonnant. Mais que l’on se résigne au non-sens ou à la douleur comme à un ordre divin, voilà ce qui me choque. Tant de discours et de pratiques dans l’Église instaurent l’idée que le déni de ses intuitions les plus profondes et que la souffrance pour la sainteté sont normales. Si des prêtres ont pu et peuvent abuser de religieuses et de novices en toute impunité, c’est non seulement parce que la parole des femmes n’est pas écoutée dans l’Église, parce que des membres du clergé organisent ce trafic humain, mais surtout parce que le déni et l’obéissance sont profondément inscrits dans la culture catholique.
Ce que l’on entend dans les paroles de cette femme c’est un ordre spirituel qui construit l’image toxique d’un Dieu autoritaire que la souffrance ne révolterait pas, qui nous éduquerait par la souffrance, qui nous demanderait de nous écraser. Un Dieu qui nierait nos désirs profonds et nous demanderait d’obéir à sa volonté sans se soucier de la nôtre – écrasant ainsi notre vécu, nos désirs, notre consentement. Un Dieu qui ne chercherait pas à être pédagogue et à nous faire comprendre sur quel chemin nous sommes engagé.e.s. Un Dieu qui ne voudrait pas nous rencontrer et nous révéler à nous-mêmes, mais dont nous serions les pantins désarticulés. Bien sûr, Dieu nous interpelle, Dieu déplace, Dieu peut nous retourner comme une crêpe, mais c’est en respectant notre liberté et en ne violant pas notre intégrité. On nous le répète : la volonté de Dieu est antagoniste à celle des humains, « les voies de Dieu sont impénétrables », mais est-ce que ça signifie que Dieu s’impose à nous et nous invite à subir des horreurs ? L’amour véritable ne désire pas la souffrance et ne force jamais la main.
Il faut rappeler à quel point le cadre, les règles sont prégnantes dans le catholicisme : règles morales appuyées sur une anthropologie très étroite avec un sens de l’interdiction très développé. En termes d’identité sexuelle on ne reconnaît que deux genres, fille ou garçon, et les propos qu’on entend à ce sujet sont le plus souvent essentialisants. En termes d’état de vie ce n’est pas beaucoup plus varié : mariage hétérosexuel ou vie consacrée et même si les réalités sont multiples derrière ces institutions, le modèle de référence est assez raide. Et si je ne voulais pas me marier ? Et si je ne voulais pas vivre sous le même toit que mon mari ? Et si je suis homosexuelle ? Et si je ne veux pas avoir d’enfants ?
Le discours officiel justifie à coup de principes théologiques un ordre social qui fait des personnes transgenres, homosexuelles, divorcées-remariées, qui ne souhaitent pas se marier ou des couples qui ne veulent pas avoir d’enfant, des croyant.e.s de seconde zone. Je vous demande d’imaginer ce que ces personnes doivent vivre comme agression quand elles entendent le discours de l’Église. Comment peut-on se sentir concernée par l’Amour de Dieu, sentir que la sainteté c’est aussi pour nous quand on nous énonce que notre état de vie, celui qui nous correspond ou que l’on désire, ne correspond pas aux désirs de Dieu ? Je sais que bien des gens se passent de la bénédiction de l’Église pour vivre leur foi et s’engager dans leur paroisse, mais je me demande dans quelle mesure l’Église peut reconnaître, accompagner et valoriser les personnes qui ne suivent pas le parcours de vie qu’elle préconise.
Dans cette pression à la conformité, la morale et la spiritualité sont profondément reliées. Comment est-ce que je peux reconnaître que je suis victime d’agression sexuelle quand la personne qui abuse de moi est celle qui agit in persona Christi et que je sais que je serai expulsée de ma communauté si je dénonce ces abus ? Comment est-ce que je peux croire en ma parole quand on ne m’a pas appris à être libre et honnête, mais plutôt silencieux.se et obéissant.e ? C’est inscrit dans nos mentalités : questionner des principes qui nous font souffrir, s’interroger sur les discours et les pratiques de l’Église, c’est non seulement être infidèle, mais c’est aussi la mettre en danger.
La structure institutionnelle de l’Église repose sur une confiance aveugle envers les clercs, laquelle est fondée sur l’idée qu’ils et elles qui ont « donné leur vie à Dieu » et ont donc un chemin de foi approfondi. Mais qu’en est-il de nous, les laïcs ? Notre vie n’est-elle pas aussi donnée à Dieu ? Ne méritons-nous pas de vivre un chemin de foi profond, nourri ? Est-ce que nous n’avons pas d’expérience spirituelle à partager qui pourrait nourrir la vie de notre communauté ? Pourquoi une partie de la communauté est-elle formée pour guider et l’autre pour suivre ?
Je me rappelle d’avoir reçu un enseignement quand j’étais étudiante qui distinguait les vocations « extraordinaires », les vocations consacrées, de la vocation « ordinaire », celle du mariage à laquelle tout le monde serait appelé « naturellement ». Encore aujourd’hui ça me fait bondir : comment peut-on considérer qu’il y aurait des vies extraordinaires et des vies ordinaires ? Y a-t-il une seule vie vécue dans la foi qui serait ordinaire ? Pourquoi les baptisé.e.s ne seraient pas appelé.e.s à des vies consistantes, édifiantes, à être des témoins brûlant.e.s de Dieu quel que soit leur état de vie ? Et quid de celles et ceux que l’on écarte de l’histoire du salut parce qu’ils et elles ne rentrent pas dans les cases de la morale de l’Église ? Nous n’apprenons pas à construire notre foi en construisant une autorité intérieure, une liberté et un sens critique, nous apprenons l’obéissance, nous apprenons que le magistère et ceux qui le portent savent mieux que nous ce qui est bon pour nous… jusqu’à cautionner des violences sexuelles, perpétrées sur les membres les plus vulnérables de nos communautés que sont les enfants et les religieuses.
Si on grandit dans une Église qui ne nous rend pas égaux devant le mystère de nos vies et de Dieu, qui nous propose comme chemin de vie de nous conformer à un modèle en niant nos intuitions profondes et en nous habituant à la souffrance, qui nous propose plus souvent d’obéir que de nous rendre libres et qui nous donne une image de Dieu comme celui qui passe en force, comment voulez-vous que nous vivions dans une culture propice à la libération de la parole ?
Les personnes qui ont dénoncé, qui dénoncent et qui dénonceront les clercs qui les ont agressées font preuve d’un courage qui dépasse l’imagination. Car ce qu’ils et elles dénoncent ce ne sont pas seulement des actes scandaleux, c’est un ordre spirituel où Dieu ne serait pas celui qui écoute, qui accompagne et qui protège, mais celui qui violente et qui force la main. Ils et elles sont, malgré eux, des prophètes pour l’Église qui ne doit pas seulement faire une démonstration de contrition, comme nous l’avons vu à Rome il y a quinze jours, mais qui doit s’atteler à défaire son rapport maladif à la hiérarchie et à la règle. À défaire cette culture qui donne une fausse image de Dieu et par laquelle on nie les agressions pour garder le décorum en place.
François Devaux, le président de la Parole libérée disait le 5 mars sur France culture [3] que le premier des abus était spirituel, « on utilise le spirituel pour perpétrer l’abus [sexuel] ». À travers les questions ecclésiales, l’urgence de défaire le cléricalisme, c’est donc aussi une question théologique se pose à nous : croyons-nous en un Dieu qui respecte notre consentement ou croyons-nous en un Dieu qui nie nos désirs les plus profonds, qui s’impose par la force et le silence pour la bonne marche de son Église ? Et en fonction de cette réponse, comment construisons-nous notre Église ?
Pour ma part, je ne crois pas en un Dieu qui désire la souffrance. Je crois en un Dieu doux et patient, qui comprend profondément les humains et qui les accompagne. Un Dieu qui accueille et écoute, qui interroge, qui secoue aussi, mais qui n’écrase jamais. Un Dieu qui aime et donc qui ne viole pas. Je crois en un Dieu qui se met en colère contre l’injustice et contre le viol du sacré. Je crois en un Dieu qui surprend, un Dieu qui ne cesse de susciter des figures non conformes dans l’Histoire sainte, un Dieu qui nous appelle à devenir libres, c’est-à-dire à nous écouter, à nous questionner plutôt qu’à nous enfermer dans un petit espace moral clôturé et rigide. Et qui nous appelle à ne pas rester inactif.ve.s.
La réponse que nous offrirons collectivement à cette question du consentement, engage autant la reconnaissance et la mise en justice des agressions sexuelles commises par des clercs, que la reconnaissance de la diversité des saintetés, de la place des laïcs et des femmes dans l’Église, une remise en cause des discours tenus par l’Église sur les questions de genre, de sexualité et de reproduction, un renouveau des formes de vie dans l’Église et une plus grande créativité dans nos vies spirituelles et dans nos rites. Cette liste est non exhaustive.
« Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut. » (2 Co 6,2)
Notes :
[1] La rédactrice est catholique, féministe et doctorante en études littéraires entre l’Université du Québec à Montréal et la Sorbonne Nouvelle.
[2] https://www.arte.tv/fr/videos/078749-000-A/religieuses-abusees-l-autre-scandale-de-l-eglise/
[3] https://www.franceculture.fr/religion-et-spiritualite/abus-sexuels-dans-leglise-des-religieuses-egalement-victimes-de-pretres