Le droit d’avoir des droits
Par Kenan Malik
Le droit d’avoir des droits. Cela fait 70 ans que la philosophe Hannah Arendt a inventé cette phrase lumineuse dans un essai de la revue socialiste américaine Modern Review. Deux ans plus tard, Arendt développa l’idée dans un chapitre de son livre The Origins of Totalitarianism (Les origines du totalitarisme).[1]
C’est une idée qui a été largement ignorée depuis, bien que les spécialistes aient commencé à en discuter davantage ces dernières années. Ce concept est pourtant aussi important aujourd’hui qu’il l’était il y a 70 ans. En parlant du « droit d’avoir des droits », Arendt rejoint de nombreux débats contemporains, allant de la crise des migrants à la question de savoir si l’on doit révoquer la citoyenneté de ceux qui rentrent chez eux, comme Shamima Begum [2].
Deux événements majeurs ont conduit Arendt à penser au « droit d’avoir des droits » : la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies, adoptée en 1948, et la désintégration de l’ordre politique européen à la suite de la Première Guerre mondiale, laissant sans droits des millions de personnes réfugiées, ou apatrides, ou membres de minorités.
Arendt elle-même avait été forcée de fuir l’Allemagne nazie pour être internée en France en tant qu’« ennemie étrangère ». S’étant échappée du camp d’internement, elle a d’abord, comme beaucoup de Juifs, essuyé un refus de se réfugier en Amérique. Elle a finalement voyagé là-bas illégalement avec de faux papiers.
Arendt a observé que le problème des droits de l’homme c’est qu’ils sont le moins efficaces, alors même qu’ils sont le plus nécessaires. La notion de droits de l’homme suppose que l’homme possède un ensemble de droits fondamentaux inaliénables du fait qu’il est humain. Mais ce n’est pas le cas. Les êtres humains, a fait remarquer Arendt, n’acquièrent des droits que dans le cadre d’une communauté politique. Dans le monde moderne, la communauté politique qui confère et fait respecter les droits est principalement l’État-nation. Ce sont les citoyens qui possèdent aujourd’hui des droits.
Des millions de personnes ont toutefois été privées de leur appartenance à une communauté politique – des minorités qui ont officiellement la citoyenneté mais sont confrontées dans la pratique à des abus et à de la discrimination, dépossédées de la protection que possèdent les autres citoyens ; des réfugiés qui sont des citoyens « de nulle part » et à qui sont donc refusés les droits normalement accordés aux citoyens ; des personnes dont la citoyenneté a été révoquée par l’État pour des raisons politiques. Selon Arendt, ils sont tous devenus « des humains et rien d’autre que des humains ».
C’est quand les gens cessent d’être citoyens et deviennent simplement des êtres humains à l’état brut, qu’ils sont le plus dépourvus de droits politiques et de protections sociales – au moment même où ils en ont le plus besoin. « Le monde », écrit Arendt dans une phrase qui résonne encore d’une manière effrayante, « n’a rien trouvé de sacré dans la nudité abstraite de l’être humain ».
Nous en sommes témoins aujourd’hui. Des Rohingya au Myanmar, qui se sont vu refuser la citoyenneté, être l’objet de meurtres de masse et forcés de fuir leur domicile ; des Syriens déplacés par la guerre civile et privés de réponses à leurs besoins les plus élémentaires ; des migrants enfermés dans des prisons libyennes sur l’ordre de l’UE, afin de ne pas ternir l’Europe par leur présence et de permettre aux politiciens de rejeter le discours sur une crise de l’immigration comme une « fake news » ; des parents séparés par les gardes-frontières américains ; des parents sont souvent expulsés sans leurs enfants – tous sont brutalisés parce qu’ils sont exclus de la communauté politique qui leur confère des droits.
En parlant du « droit d’avoir des droits », Arendt n’a pas laissé entendre qu’un tel droit existe réellement. Elle soulignait plutôt la contingence et la fragilité de tous les droits. Elle a également fait valoir que ni les États-nations ni les droits de l’homme transnationaux ne sont capables de protéger ceux qui, selon elle, sont considérés comme « l’écume de la terre ».
Alors, que devrions-nous faire? Notre point de départ doit être la reconnaissance des droits non plus en tant que droits inaliénablement enracinés dans la nature humaine, ni en tant que dons accordés aux citoyens par l’État-nation, mais en tant qu’aspects de l’existence sociale humaine continuellement créés par la lutte et la contestation. Comme le dit la théoricienne Lida Maxwell, les droits sont des « réalisations collectives plutôt que des possessions individuelles » et des réalisations qui sont « fragiles » et « imparfaitement réalisées ».
Les droits n’ont plus de sens si nous ne luttons pas constamment pour les défendre, et en particulier pour ceux qui en sont privés parce qu’ils ne sont considérés que « comme des êtres humains ». Si nous permettons aux États de détenir, d’abuser et d’interdire les migrants au motif qu’ils ne sont pas citoyens, si nous permettons aux autorités de diffamer et de discriminer les membres de minorités parce qu’ils ne sont pas considérés comme de véritables personnes, si nous acceptons que les gouvernements puissent révoquer arbitrairement à certains la citoyenneté, aux motifs qu’ils sont politiquement inacceptables, nous ne privons pas seulement les autres de leurs droits ; nous exposons aussi la fragilité de nos droits. Et en excluant de la communauté politique ceux qui sont « humains et rien d’autre », nous fragilisons encore tous nos droits.
Notes de la rédaction :
[1] La thèse de Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, a été publiée aux États-Unis en 1951 sous la forme d’un triptyque : L’Antisémitisme, L’Impérialisme, Le Totalitarisme. Les traductions françaises sont plus tardives :
– Sur l’antisémitisme, traduction par Micheline Pouteau (1973) révisée par Hélène Frappat, Le Seuil (collection « Points / Essais », n° 360), 2005
– L’Impérialisme, traduction par Martine Leiris (1982) révisée par Hélène Frappat, Le Seuil (collection « Points / Essais », n° 356), 2006
– Le Système totalitaire, traduction par Jean-Louis Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy (1972) révisée par Hélène Frappat, Le Seuil (collection « Points / Essais », n° 307), 2005
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Photographie d’Hannah par Fred Stein.