Pérou : l’opinion publique fait pression sur un scandale judiciaire
Par Régine et Guy Ringwald
C’est un tollé qu’aura provoqué l’annonce, le 8 avril dernier, de la condamnation de Pedro Salinas. Condamné pour avoir dénoncé le scandale Sodalicio [1], organisation ultra conservatrice, à caractère sectaire, et spécifiquement les agissements d’un de ses anciens membres, aujourd’hui évêque, et notable local.
Pedro Salinas a lui-même été victime des pratiques de Sodalicio. Il est un des fondateurs, et militant actif, de l’organisation internationale ECA (Ending Clergy Abuse) qui regroupe des militants de plusieurs pays luttant contre les abus sexuels dans l’Église. Mais les réactions condamnant ce jugement ont été fortes et convergentes, tant au titre de la lutte contre les abus dans l’Église qu’à celui de la liberté d’expression. Le 25 avril, l’évêque décidait de retirer ses plaintes.
Pedro Salinas est très connu au Pérou pour avoir cosigné, en 2015, avec Paola Ugaz, un livre « Mittad monjes, mittad soldados » [2] dans lequel sont mis au jour les secrets de « Sodalitium christianae vitae », organisation connue couramment sous le nom de Sodalicio. Les deux journalistes révèlent le recrutement des jeunes qui vont y être enrôlés, et les modes d’éducation qu’ils y subissent : contraintes physiques et psychiques, abus. Cette société de prêtres et de laïcs, catholique ultra conservatrice, est dirigée par Luis Figari, un chef charismatique et autoritaire, qui l’a fondée en 1971. Poursuivi par la Justice, il est actuellement « réfugié » à Rome, astreint à une vie de prière et de pénitence.
Lors de son voyage au Pérou, en janvier 2018, le pape François avait paru « botter en touche » sur le problème de Sodalicio, en décidant, quelques jours avant, la mise sous tutelle de cette société de vie consacrée. Mais l’opacité perdure et, à part Figari, on n’a entendu parler d’aucune mesure de mise en ordre ni de sanction.
Parmi les personnes visées par les deux journalistes, l’archevêque de Piura, Jose Antonio Eguren Anselmi qui a été parmi la génération des fondateurs de Sodalicio. Celui-ci a fait l’objet, l’an dernier, d’un article de Pedro Salinas, où il était accusé d’avoir eu connaissance de viols et de n’avoir rien fait. Ce qui lui a valu d’être qualifié de « Juan Barros péruvien », par comparaison avec l’évêque d’Osorno, au Chili, débarqué à force de résistance des laïcs, et qui avait été un intime du célèbre prédateur Karadima. Pas vraiment une bonne référence, mais pas non plus inventé par hasard : Figari et Karadima se connaissaient et se rencontraient, et Sodalicio avait essaimé au Chili, sous l’égide du Cardinal Errazuriz, archevêque de Santiago, lequel, comme on sait, connaissait bien la paroisse d’El Bosque où régnait Karadima. Nous voilà en pays de connaissance.
Un procès un peu arrangé ?
L’évêque porte plainte, accusant Salinas de diffamation. Bien que Piura soit à quelques 1000 km de la capitale, Pedro Salinas n’a jamais pu obtenir d’être jugé à Lima, avec deux inconvénients : l’obligation de faire le voyage à chaque audition, et surtout le fait que l’évêque jouit localement d’une certaine influence. D’ailleurs, il est aussi accusé par Salinas d’avoir trempé dans des affaires locales de trafic de terres. Paola Ugaz est poursuivie pour différents tweets couvrant le procès Salinas, et pour la mise en cause de l’évêque au sujet du trafic de terres.
C’est une juge unique qui a eu à connaître de l’affaire, Judith Cueva Calle, à qui on attribue dans d’autres cas, des jugements pour le moins étranges. Le 8 avril, elle annonce sa décision, sans perdre une minute puisque la sentence ne devait être publiée que le 22. Après une dernière audience, Salinas est condamné à un an de prison avec sursis, et une amende de 80 000 soles (environ 21 500 €), pour diffamation aggravée. Le jugement est basé sur le fait que, sur la même accusation, le dossier de Mgr Eguren avait été classé sans suite : ce qui pourtant ne constitue pas un jugement !
Pedro Salinas dénonce, à la télévision, plusieurs irrégularités dans la procédure et qualifie ce jugement de surréaliste. Il va faire appel, mais il n’a pas obtenu que le jugement soit rendu à Lima, de sorte qu’il craint bien d’être condamné d’avance. Il a déclaré qu’au cours de l’audience, il a été traité comme s’il faisait partie d’une conspiration internationale visant à détruire l’image de l’Église, et en particulier de l’archevêque de Puria.
Les réactions ne se sont pas fait attendre
Dès le 10 avril, le Réseau des laïcs et laïques du Chili [3] apportait son « soutien au travail professionnel réalisé par Pedro Salinas et Paola Ugaz, pour enquêter et révéler les abus commis à l’intérieur du Sodalicio de Vida Cristiana, institution qui a également une présence au Chili », rappelle son expérience de la lutte menée au Chili « puisque c’est la comparaison avec Juan Barros Madrid qui a causé la colère de l’archevêque Eguren », et invitent « les communautés croyantes du Pérou, pays frère, à ne pas être indifférentes à des situations comme celles-ci ».
Le même jour ECA [4] « exprime son rejet catégorique et sa préoccupation au sujet du récent jugement… qui condamne le journaliste, M. Pedro Salinas, considérant une partie de son travail professionnel comme une diffamation aggravée contre l’archevêque de Piura et Tumbes ». ECA enfonce le clou : « Il est paradoxal qu’un tribunal d’État condamne celui qui a révélé la vérité, alors qu’au Vatican son témoignage et celui de toutes les victimes que Pedro Salinas représente, a été pris en compte et valorisé par les organisateurs du sommet pour la protection des mineurs ».
Allant dans le même sens, ce qui est plutôt une bonne surprise, la Présidence de la Conférence épiscopale péruvienne publie, le 10 avril également, conjointement avec l’Archevêque métropolitain de Lima, un communiqué dans lequel, à propos « du cas d’un journaliste qui a cherché à faire la vérité sur les actions de Sodalitium » ils affirment : « Le Pape François nous demande avec insistance de donner la priorité à la compréhension et à l’attention aux victimes de toutes sortes d’abus, condamnant toute forme de complicité ». Ils rappellent que le pontife « a salué et remercié le travail des journalistes qui, par leurs enquêtes, contribuent à dénoncer les abus, à punir les auteurs et à assister les victimes ». Ils ont également réitéré leur « solidarité et leur proximité avec les victimes, leurs familles et leurs défenseurs ». Au Pérou aussi, le vent a tourné : qui aurait attendu du précédent archevêque de Lima (le Cardinal Cipriani, membre de l’Opus Dei) qu’il s’associe à un tel texte ? Mais c’est aussi très directement la liberté d’expression et le droit à l’information qui sont mis en cause.
Salinas, lui-même, a déclaré : « Je suis jugé pour une opinion que j’ai donnée, et nous savons tous qu’il n’y a pas de délit d’opinion dans le pays. Ce qui est tenté, c’est de discréditer l’enquête contre Sodalitium, et il y a une menace claire à la liberté d’expression ».
Dès le 28 février, Amnesty International avait émis des réserves sur la tenue d’un tel procès, appelant les autorités à ne pas tomber dans la répression de la liberté d’opinion, et exprimant sa crainte qu’il s’agisse de protéger un responsable religieux.
L’Institut de la presse et de la société (IPYS) rappelle les juges à leur « obligation constitutionnelle de garantir les parties et de ne pas les soumettre à un procès dont les conditions affectent leur capacité à se défendre raisonnablement ». Le Conseil d’administration du Conseil de la Presse Péruvienne (CPP) « exprime sa préoccupation concernant la condamnation de Pedro Salinas… et sa solidarité avec le journaliste ». Et sur tweeter, le CPP insiste : « La vérité et les voix critiques ne devraient pas être réduites au silence ».
L’évêque retire ses plaintes
Le 25 avril, retournement de situation : la Republica publiait successivement deux déclarations, pour annoncer que l’évêque Eguren retirait sa plainte contre Pedro Salinas, puis celle qui concernait Paola Ugaz. Il justifie sa décision par le fait que sa plainte avait provoqué une série de réactions injustifiées, y compris au sein de l’Église. Il espère que cette détermination « peut contribuer à l’unité des Péruviens et de notre Église ».
Pedro Salinas a souligné que l’attitude d’Eguren a été forcée par l’énorme pression qu’il avait ressentie. « Les organismes de défense des droits de l’homme, de la liberté de la presse et de la liberté d’expression se sont exprimés au Pérou et à l’étranger, de même que les médias, ainsi que la majorité des évêques du pays. Si Eguren avait eu raison, il serait allé jusqu’au bout », a déclaré le journaliste.
Que conclure ?
Il y a encore des hiérarques qui résistent, car les origines et le passé de Mgr Eguren à Sodalicio ne font pas question. De plus, il tient encore le rôle de notabilité locale, susceptible d’exercer une influence. Quant à la Justice péruvienne, son indépendance est mise en cause par les défenseurs de la liberté d’opinion. Mais la convergence des réactions et la sensibilité à ces questions d’abus auront été décisives. Qu’elles soient parties du Chili n’est d’ailleurs pas un hasard : la capacité de résistance des laïcs y reste forte et la fondation d’ECA a été décidée à Santiago, lors du voyage du Pape en janvier 2018.
Du côté de l’Église, on saluera la position inaccoutumée de la Conférence des évêques qui va directement à l’encontre du comportement de l’un des siens. Le remplacement (en janvier dernier) du Cardinal Cipriani par Mgr Carlos Castillo Mattasoglio, proche de la théologie de la libération, se fait sentir. Il vient de l’Université catholique… à laquelle Mgr Cipriani avait retiré jusqu’à ses titres de catholique et de pontificale. On se pendrait à rêver.
Notes :
[1] voir Golias Hebdo n° 515 (le voyage du Pape au Pérou) et https://nsae.fr/2019/04/12/crise-et-situation-inedite-au-perou-autour-de-laffaire-salinas/
[2] « Moitié moines, moitié soldats », ce qui évoque l’esprit qui régnait à Sodalicio.
[3] https://nsae.fr/declaration-du-reseau-de-lai%cc%88cs-et-lai%cc%88ques-du-chili/
[4] https://nsae.fr/wp-content/images/COMMUNIQUE-DE-ECA-Ending-Clergy-Abuse.pdf Lire aussi le COMMUNIQUÉ DE NSAE
Source : Golias Hebdo n° 574