Une ambition pour l’Europe
Par François Euvé
Dans le contexte actuel de l’Europe, l’enjeu des élections de la fin du mois est crucial. Il ne s’agit pas seulement des péripéties du Brexit, qui aurait eu plutôt le mérite de rapprocher les Vingt-sept, que de la progression des courants populistes un peu partout, à l’Est (Hongrie) comme à l’Ouest (France), au Nord (Finlande) comme au Sud (Italie). Le malaise dans la démocratie s’accompagne d’euroscepticisme.
L’Europe avait réussi à promouvoir un modèle qui articule la défense d’intérêts nationaux avec la solidarité internationale. Nous voyons aujourd’hui les limites de ce modèle. Ce n’est pas le principe qui est en cause, mais la manière de le mettre en œuvre. La cause en est dans le fait que l’Europe souffre d’un excès économique et d’un déficit politique. Comme le montre très bien le philosophe néerlandais Luuk Van Middelaar, la construction européenne s’est amorcée sur une mise à l’écart du débat politique au profit de la gestion de l’économie [1]. Sortant de conflits à répétition qui résultaient d’une inflation politique, on pensait qu’il valait mieux mettre l’accent sur le développement économique et privilégier les experts qui pourraient gérer ce développement au bénéfice de tous. C’est bien ce qui s’est produit jusqu’à ce qu’une série de crises (financière, migratoire, etc.) ne viennent rendre inopérant ce mode de fonctionnement. Ce qui était censé assurer la paix entre les nations a fini par engendrer d’autres formes de violence, en particulier l’opposition croissante entre le « peuple » et les « élites ». Il ne s’agit plus de guerres entre les nations que de conflits internes aux divers pays européens qui se marquent par une polarisation croissante des sociétés.
Il est intéressant de remarquer à ce propos un certain « effet miroir » entre technocratie (gouvernement par les experts) et populisme, comme l’avait relevé Jan-Werner Müller dans un entretien paru le mois dernier [2]. Ils sont tous deux des « formes d’antipluralisme ». Lorsque les citoyens ont le sentiment d’être dépossédés de leur participation à la vie politique par des « spécialistes » qui leur expliquent qu’il n’y a pas d’autre manière de faire que ce qui a été élaboré dans les bureaux d’études, la frustration débouche sur un rejet violent de ces supposées « élites ». À l’inverse, l’agitation sociale peut conduire à un renforcement d’une gestion « d’en haut » de type dirigiste. Sortir de ce cercle vicieux suppose de redonner place à un large débat où chacun, expert comme citoyen de base, trouve sa place.
Ce qui se passe au sein des nations trouve un écho entre les nations ou entre les grandes régions. Pour tirer son épingle du jeu de la compétition économique généralisée, certains peuvent être tentés d’adopter un modèle « singapourien » : des régions du monde (Singapour en est le meilleur exemple) réussissent à prospérer à leur seul profit, sans se préoccuper de leurs voisins. C’est sans doute ce qu’imaginent ceux qui défendent un Brexit « dur » dans un calcul à court terme. Mais ce serait aller contre ce qui a réussi à l’Europe, au moins dans un premier temps : la réduction des inégalités comme source de développement. Plutôt que le « chacun pour soi », il est préférable de garder en mémoire ce que proposait Jean Monnet : « accomplir une œuvre commune et chercher un avantage commun ». La politique sociale soutenue par un État de droit fait partie de ce qui rend l’Europe attractive bien au-delà de ses frontières.
Deux champs d’application devraient être mis en avant : le numérique et l’écologie. Le premier profite pour l’instant aux États-Unis et à la Chine. L’Europe a de nombreux atouts pour ne pas se laisser vassaliser par ces puissances et montrer au reste du monde que les manières de faire américaines ou chinoises ne sont pas les seules possibles. Quant à l’écologie, elle ne se limite pas à lutte contre le réchauffement climatique. C’est d’un nouveau modèle de développement qu’il s’agit. Il fait le pari que la coopération est, dans la longue durée, plus efficace que la seule compétition. La concurrence peut certes apporter une saine émulation, mais elle contribue aussi à fractionner les sociétés. La mise en commun des ressources est préférable.
C’est notre participation au vote qui renforcera le Parlement comme instance de débat démocratique, à condition que ceux que nous y envoyons acceptent d’entrer dans le jeu européen et privilégient la solidarité mutuelle sur la défense des intérêts propres.
Notes :
[1] L. Van Middelaar, Quand l’Europe improvise, Gallimard, 2018.
[2] J.-W. Müller, « Un “moment” populiste en Europe », Études, n° 4259, avril 2019, pp. 23-28 (repris dans le volume des « Essentiels » qui vient de sortir : « L’Europe et ses populismes », pp. 105-115).
Source : https://www.cairn.info/revue-etudes-2019-5-page-5.htm?WT.tsrc=cairnEmailAlert&WT.mc_id=ETU_4260