COLOMBIE – Les assassinats de leaders sociaux s’intensifient
Par Pedro Santana Rodríguez
Le programme Nous sommes des défenseurs, une organisation non gouvernementale, qui recense les violences contre les leaders sociaux et les défenseurs des droits humains en Colombie, a présenté, au cours de la semaine, son rapport correspondant à l’année 2018. Selon ce rapport, au cours de l’année 2018, ont été assassinés 155 leaders sociaux et défenseurs des droits humains. Ce chiffre est supérieur de 46,2 % à celui enregistré par cette même ONG pour l’année 2017 qui était de 106 homicides de responsables. Il est également supérieur à celui fourni par le Bureau du Haut Commissariat pour les droits humains en Colombie qui a enregistré pour cette même année 133 assassinats de leaders sociaux.
La plupart des assassinats ont été signalés dans des régions dans lesquelles l’État a été incapable de contrôler, de démanteler les organisations d’acteurs armés qui continuent à agir sur ces territoires. Le département du Cauca, qui a récemment été le lieu de la mobilisation de la Minga indienne, est le département qui a connu le plus grand nombre d’assassinats avec 28 cas, suivi par le département d’Antioquia où ont été enregistrés 24 assassinats. Dans le nord de Santander 15, Putumayo 13, Valle del Cauca 10 et Caquetá 10.
Des 155 assassinats, 63 étaient ceux de responsables communaux, 24 de chefs indiens, 24 de défenseurs de droits communautaires, 19 de dirigeants paysans, 7 de dirigeants syndicaux, 6 de chefs de communautés d’afrodescendants, 3 de défenseurs de victimes du conflit armé, 3 de défenseurs de restitutions de terres, 2 de responsables d’organisations environnementales et 1 de la communauté LGBT. À nouveau, la plupart des responsables assassinés étaient membres des Assemblées d’actions communautaires, les JAC [1], qui sont des organisations territoriales principalement de communautés paysannes et de communautés urbaines. Au cours de l’année 2017, avaient été assassinés 29 responsables de communautés. L’augmentation du nombre des responsables de communautés assassinés a été de 117 %, souligne le rapport.
En ce qui concerne les auteurs des assassinats, le rapport indique que, dans 111 cas, ce qui équivaut à 73 %, les présumés responsables sont inconnus, 16 cas ont été attribués à des groupes paramilitaires (10 %), 12 ont été attribués à des dissidents des FARC (8 %), 9 à l’ELN (5 %) et 7 à la force publique (4 %).
Le rapport signale qu’au cours de l’année 2018 ont eu lieu 805 agressions contre des leaders sociaux : menaces, attentats, disparitions, détentions, vols d’informations et assassinats. Ce qui a signifié un accroissement de 43,7 % au regard des 560 agressions enregistrées pour l’année 2017. Ce qui signifie qu’en 2018 ont été agressées quotidiennement 2,2 personnes ; cela fait de cette année celle qui a connu le plus grand nombre d’agressions dans le pays. La défense de la terre et du territoire, la restitution des terres, l’encouragement aux programmes de substitution de cultures illicites, sont toujours les principales raisons pour lesquelles, dans ce pays, on assassine des femmes et des hommes leaders sociaux. Des 805 agressions 503 furent des menaces, 155 des assassinats, 34 des attentats, 19 des judiciarisations, 6 des vols d’information, 4 des détentions, et 4 des disparitions. De ces agressions 55 % ont été perpétrées par des groupes de paramilitaires ; dans 33 % des cas les responsables n’ont pas été identifiés, 5 % sont attribuées à des dissidents des FARC et 4 % à la force publique et 20 % à l’Armée de libération nationale, ELN.
Le rapport indique qu’au cours des derniers mois de l’année, déjà sous la nouvelle administration du président Iván Duque Márquez, les agressions ont augmenté autant que les assassinats de leaders sociaux. Le rapport critique la nouvelle politique mise en œuvre par le gouvernement récemment nommé : c’est le Plan d’action opportune, PAO. La réalité est que c’est un plan insuffisant, car il n’a pas pour but principal le démantèlement des groupes armés sur le territoire, la lutte structurelle contre le crime organisé et l’amélioration de la vie des communautés qui sont les principales situations qui alimentent le cycle de la violence sur les territoires. L’orientation du PAO est militariste, coercitive ; elle est à nouveau l’application de la politique de contrôle militaire du territoire, initiée par le gouvernement de Álvaro Uribe (2002-2010), selon la stratégie appliquée aux zones dénommées de consolidation et de contrôle du territoire, et qui a échoué. Le rapport signale également que c’est une erreur de subordonner la Commission nationale des garanties, issue des accords de La Havane, qui devrait avoir comme fonction centrale de formuler et assurer le suivi de la politique publique pour le démantèlement du crime organisé : cette commission a été mise sous le contrôle du PAO et a fait d’elle une instance consultative, sans fonctions clairement définies.
Les accords de La Havane, signés entre l’État colombien et les FARC-EP, envisageaient outre la Commission nationale des garanties, la création d’une Unité Spéciale pour le démembrement du paramilitarisme, dotée d’une autonomie, d’un budget et de son propre personnel. Le sinistre juge, le général Néstor Humberto Martínez, a œuvré pour mettre sous tutelle cette Unité et a intrigué pour restreindre son autonomie et son indépendance ; appuyé par les secteurs opposés aux accords de paix il a atteint son but. Cette Unité a été placée sous sa direction et, au terme de près de deux ans de fonctionnement, aucun objectif n’a été atteint. L’Unité est devenu un organisme qui cherche à lutter contre la vague croissante d’assassinats de leaders sociaux, mais qui a abandonné sa mission d’impulser, conjointement avec la Commission nationale de garanties, une politique publique de démantèlement des structures du paramilitarisme.
L’autre preuve du manque d’efficacité, dit le rapport, émane du Ministère de la justice. Bien que celui-ci prétende avoir atteint des niveaux historiques d’élucidations de crimes, ses annonces ne se traduisent pas dans la pratique. Le Ministère présente comme cas élucidés ceux pour lesquels les investigations sont en cours alors qu’une réelle élucidation implique qu’il y ait eu jugement. Le Ministère de la Justice évoque des niveaux d’élucidations voisins de 50 % des cas. Selon le rapport de Nous sommes des défenseurs ces niveaux n’ont pas dépassé les 10 % des cas.
À l’augmentation préoccupante des assassinats de leaders sociaux il faut ajouter les assassinats et les agressions dont ont été victimes les ex-combattants des FARC-EP. Depuis la signature des accords, le 24 novembre 2016, le nombre d’assassinats d’anciens combattants s’élève à 129. Ce chiffre impressionnant a amené le Conseil de sécurité des Nations Unies à réclamer du Gouvernement colombien l’application de mesures qui remédient à cette dure réalité.
Comme le spécifie le rapport que nous détaillons, et que nous approuvons, le problème réside principalement dans l’absence d’une politique publique orientée vers la lutte et l’éradication des structures armées présentes sur les territoires, principalement sur les 242 territoires où les FARC étaient présentes. L’État, en dépit de nombre d’avertissements sur la nécessité de contrôler le territoire n’a rien fait. Actuellement, selon de récentes recherches de Paix et Réconciliation, sur 100 de ces territoires, des groupes paramilitaires, l’ELN, et des groupes de narcotrafiquants, se livrent une guerre ouverte pour la mainmise sur le territoire et c’est là qu’ont eu lieu 56 % du total des assassinats de leaders sociaux enregistrés au cours de l’année 2018.
Mobilisation croissante pour la défense des leaders sociaux
Face aux agressions et aux assassinats des leaders sociaux, la société civile a réagi. Le 6 juillet 2018 s’est tenue une veillée nationale pour protester contre les agressions et les assassinats de leaders sociaux qui a suscité une mobilisation massive, exigeant du Gouvernement national la mise en œuvre d’une politique publique de protection et de défense des leaders sociaux. Le 25 avril de cette année a été organisée une grande journée de mobilisation : un des points cruciaux des revendications est toujours l’exigence de politiques efficaces pour la protection des leaders sociaux, contre le Plan national de développement, que le Gouvernement de Yvan Duque a présenté sur avis du Congrès, pour la défense de la paix et pour que soient respectés les Accords de La Havane.
Du dimanche 28 avril au jeudi 2 mai, près de 3000 femmes et hommes leaders sociaux de tout le pays, principalement de ces territoires qui présentent les plus hauts niveaux d’agressions contre les leaders sociaux, organisent un campement-refuge humanitaire dans la ville de Bogotá. Le refuge humanitaire, selon ses organisateurs, cherche à donner de la visibilité à la situation qu’affrontent les leaders sociaux dans ces territoires affectés par la violence, s’efforce aussi d’attirer l’attention de la Communauté internationale et tente d’obtenir, pour le mardi 30 avril, une Audience publique au Congrès de la République où sera débattue la situation qu’endurent les responsables sur leurs territoires, où seront présentées également des initiatives de politiques publiques pour répondre à cette crise.
Ces mobilisations sont importantes pour exiger l’adoption de mesures de politiques publiques qui protègent les leaders sociaux et fassent cesser les agressions dont ils sont victimes. C’est une des tâches les plus urgentes pour avancer dans la construction de la paix en Colombie.
Note :
[1] Pour : « Juntas de Acción Comunal ».
Source : http://dial-infos.org/spip.php?article8472
Source (espagnol) : https://www.sur.org.co/colombia-se-incrementa-el-asesinato-de-lideres-sociales/
Traduction française : Françoise Couëdel.