Par Michel Weckel [1]
Composé de multiples courants, traditionnels, luthériens, calvinistes, baptistes, méthodistes, piétistes, fondamentalistes ou libéraux, le Protestantisme est une nébuleuse. On sait où et quand il commence : avec la Réforme, au seizième siècle, via une redéfinition de la tradition chrétienne centrée sur une réinterprétation des Écritures bibliques et une remise en cause du pouvoir papiste. Mais il est plus difficile de dire où il finit. Les Juifs disent qu’il y a autant de Judaïsmes que de Juifs. Cette définition pourrait parfaitement s’appliquer aux Protestants. Au fond, chacun ne peut que dire, de façon singulière et subjective, ce que le Protestantisme est pour lui. Le problème, c’est qu’avec une logique de ce genre, c’est le bordel. En témoignent les dissensions au sein de la Fédération protestante de France.
De plus en plus de courants évangéliques, pentecôtistes ou fondamentalistes s’expriment dans le Protestantisme, sans même parler des multiples dérives, plus ou moins problématiques et sectaires, qui se réclament du Protestantisme dans le monde. Or, l’indigence intellectuelle et la mièvrerie de certains de ces discours protestants sont souvent affligeantes. Les pieux ne seront jamais bons qu’à faire des clôtures.
Pour moi, le Protestantisme n’a jamais été qu’une affaire de croyance religieuse. Hormis les années de mon enfance et d’une partie de mon adolescence, je ne me suis jamais vraiment senti religieux. Enfant, à la manière de Lou-Andreas Salomé, j’ai eu en moi un fort sentiment religieux. J’ai eu l’occasion d’en décortiquer les raisons pendant ma psychanalyse. C’était un sentiment protecteur, relativement flou et très imaginaire, comme le sont souvent les sentiments religieux. Il s’est estompé, puis volatilisé, avec l’entrée dans la vie adulte. Dès lors, être Protestant est devenu pour moi une affaire de pensée, de « valeurs », d’éthique et d’engagement dans la réalité sociale et collective ; une question de liberté et de responsabilité. De liberté de penser et de droit de vivre comme on le désire. La croyance en Dieu est devenue facultative, voire hors sujet. Hannah Arendt relate qu’un jour elle a dit à un rabbin qu’elle n’était pas croyante et que ce rabbin lui a répondu : « Qui te le demande ? » Eh bien, il en est de même dans le Protestantisme dont je me réclame : nous ne sommes pas jugés et nous n’avons pas à nous justifier de penser ou de croire ce que nous pensons et croyons. Je ne moque pas des croyants, je constate seulement que certains êtres humains ont en eux le besoin de croire des choses incroyables et que d’autres n’ont pas ce besoin.
Il faut distinguer la culture protestante de sa dimension ecclésiale et religieuse. On peut parfaitement être en accord avec les idéaux protestants sans avoir de pratique religieuse, sans être croyant et sans souscrire aux discours (hélas souvent pénibles et convenus) des Églises. Dans les meilleurs cas, les paroisses et les Mouvements de jeunesse sont des lieux d’éducation, de transmission, de réflexion et d’apprentissage de la vie avec les autres et c’est cela qui compte. Ils contribuent à la culture générale et à la structuration de la vie sociale. Ensuite, chacun fait de ce qui lui a été transmis ce qu’il veut ou ce qu’il peut.
Je me suis donc toujours reconnu dans un Protestantisme culturel où la question religieuse, avec ses croyances et ses rituels, peut être relativisée, voire laissée de côté. J’ai connu des gens admirables, honnêtes, intègres, engagés pour le bien commun, qui revendiquaient haut et fort leur identité protestante tout en se déclarant agnostiques ou athées. Je me suis toujours senti proche d’eux et ai toujours espéré être à leur hauteur. Je me souviens, par exemple, de Bernard Canguilhem, un vieux médecin, aujourd’hui disparu, qui s’était engagé à la Cimade. Résolument athée, il me fit un jour part de son indignation quand des militants de la Cimade projetaient de supprimer, dans les Statuts de l’Association, la référence à « l’Évangile libérateur. » « C’est n’importe quoi ! fulminait-il. On ne peut quand même pas supprimer la référence à l’Évangile ! C’est notre colonne vertébrale ! » Athée attaché à l’Évangile. Une position tout à fait protestante.
Pour toutes ces raisons, le monde occidental contemporain, laïque et sécularisé, dans ce qu’il offre de meilleur, convient fort bien à l’esprit protestant. Certains observateurs du « fait religieux », comme Régis Debray, disent même que la société tout entière, sans le savoir, est devenue protestante ! À mon modeste niveau, j’ai toujours été attaché à un Protestantisme qui n’a que faire des vérités prétendues révélées, du cléricalisme et des dogmes ; un Protestantisme areligieux qui cultive l’esprit critique, ouvert à la pensée, ouvert à la culture, ouvert aux arts.
Pour finir, je ne crois pas que ma position soit marginale ou atypique. Elle ne m’a en tous cas jamais semblé contradictoire avec ma qualité de pasteur.
du tout Dans un article [2] paru dans Le Monde des religions en 2015, écrit par Christian Delahaye, auteur de Et si le christianisme n’était pas du tout une religion ? il est question de Dietrich Bonhoeffer, le célèbre théologien assassiné par les nazis en mai 1944. Dans les années trente, Bonhoeffer parlait déjà d’un christianisme areligieux…

Bonnes lectures, belles rencontres et bel été.
Notes :
[1] Pasteur de l’Union des Églises Protestante d’Alsace et de Lorraine (UEPAL). Il a été pendant une vingtaine d’années responsable régional de la CIMADE, organisation non gouvernementale qui s’occupe d’exilés.
2] https://www.evangile-et-liberte.net/wordpress/wp-content/uploads/2019/06/avenier-areligieux.jpg
Source : https://www.evangile-et-liberte.net/2019/06/petite-chronique-caniculaire/