Le blocus du siècle
Par Ahmed Abbesh [1]
« Je suis sorti de la maison il y a quelques instants, les rues de Gaza sont très sombres ; une ville de zombies ; des morts qui errent dans la rue ; les rues ne sont éclairées que par la lumière des voitures ; et sur le bord de la route, des personnes décédées vaquant à leurs affaires qui n’aboutissent à rien ; et les routes ne mènent nulle part. Les commerçants et les vendeurs ambulants sont dans le chagrin ; le peuple dispersé inutilement seulement pour se divertir et, ce faisant, ils sont comme des morts sortant de leurs tombes pour se promener dans la cour du cimetière. » — Mohammed Younis
Le 29 août 2017, Mohammed Younis, un brillant étudiant en pharmacie à Gaza, se donnait la mort à l’âge de 22 ans. La nouvelle a provoqué la consternation et la tristesse dans toute l’enclave et au-delà. Malgré son jeune âge, Mohammed avait acquis une notoriété grâce à ses écrits – des nouvelles qui exprimaient la douleur et le désespoir de sa génération, souvent postées sur sa page Facebook. Son suicide est l’emblème de la misère causée par le blocus et le désespoir devant un avenir bouché, ressenti encore plus fortement par les jeunes Gazaouis les plus doués et conduisant à une alarmante augmentation du taux de suicide.
Mohammed avait 12 ans quand le siège de Gaza a commencé en juin 2007. Huit ans après, en mai 2015, la Banque Mondiale publiait un rapport très alarmant sur l’impact particulièrement dévastateur du blocus « avec des pertes de produit intérieur brut (PIB) estimées à plus de 50% et d’importantes pertes de richesses ». Le PIB réel de Gaza est resté quasiment stationnaire entre 1994 et 2015, alors que la population a augmenté d’environ 230 pour cent, et que le PIB réel des pays comparables a augmenté d’environ 250 pour cent, y compris en Cisjordanie. Au cours de la même période, « le secteur manufacturier à Gaza, jadis important, a pratiquement disparu, sa part dans le produit intérieur brut de Gaza ayant été divisée par trois depuis 1994 ». « En termes réels, entre 1994 et 2012, le secteur manufacturier de Gaza – qui aurait dû être le moteur d’une croissance économique durable – a connu une contraction allant jusqu’à 60% ».
Dans un rapport plus récent de septembre 2018, la Banque Mondiale estimait que le taux de pauvreté à Gaza avait considérablement augmenté entre 2011 et 2017, passant de 38,8% à 53%.
Le taux de chômage à Gaza est supérieur à celui de toute autre économie du monde. Selon le Bureau International du Travail, le taux de chômage le plus élevé dans le monde en 2013 était de 31% en Mauritanie. Au quatrième trimestre 2014, le taux de chômage à Gaza était de 43% et il dépassait les 60% pour les jeunes de 15 à 29 ans. Ce taux a encore fait un bond important au deuxième trimestre de 2018 où 53,7% de la population active était au chômage (plus de 70% des jeunes et 78% des femmes).
Beaucoup d’articles ont été consacrés au contexte politique et géopolitique du blocus imposé par Israël et son vassal égyptien à Gaza depuis 2007. Nous souhaitons revenir sur ses conséquences humanitaires, économiques et sociales, qui en font sans conteste le blocus du siècle, comparable par sa barbarie aux pires crimes de l’histoire humaine.
Avant la Nakba de 1948, Gaza comptait 80,000 habitants. Elle en compte aujourd’hui deux millions qui se tassent dans une bande de 365 km2 (un peu moins de 40 km de long sur 10 km de large) disposant de deux frontières terrestres avec Israël et l’Égypte et d’une frontière maritime. Entre 1994 et 2005, Israël a construit une barrière séparant Gaza d’Israël et de l’Égypte. La barrière entre Gaza et l’Égypte a été doublée d’une barrière souterraine construite par l’Égypte à partir de 2009. En 2001, Israël a ajouté à cette barrière une zone tampon et de nouveaux postes d’observation de haute technologie. Selon Al-Haq, la zone tampon terrestre empiétait en 2011 sur environ 17% du territoire de la bande de Gaza. Selon les endroits, les agriculteurs sont effectivement empêchés d’accéder aux terres situées à une distance allant de 1000 à 1500 m de la clôture. Al-Haq estime que plus que 35% des terres agricoles de la bande de Gaza sont confisquées par la zone tampon terrestre et restent pour cette raison en jachère.
L’entrée dans la bande de Gaza par voie terrestre s’effectue par cinq points de passage : le point de passage nord d’Erez, en Israël, le point du sud de Rafah en Égypte, le point de passage de Karni utilisé uniquement pour le transport de marchandises et les autres points de passage de Kerem Shalom à la frontière avec l’Égypte et de Sufa plus au nord. Rafah est le seul point de passage de la Palestine vers le monde extérieur qui échappe au contrôle direct d’Israël. L’aéroport de Gaza, inauguré en 1998 par Yasser Arafat et Bill Clinton, a été détruit par les Israéliens dès 2002. À l’heure actuelle, aucune connexion aérienne ni ferroviaire ne dessert plus la bande de Gaza.
À partir du début de la deuxième Intifada, Israël applique progressivement des restrictions à l’accès des pêcheurs à la mer. Les 20 milles marins (MM) convenus dans le cadre de l’accord Gaza-Jéricho de 1994 entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ont été ramenés à 12 MM dans le cadre d’un accord jamais mis en œuvre de 2002. En 2006, la zone de pêche a été réduite à 6 MM au large des côtes. La dernière extension de la zone tampon, fin 2008, a ramené la zone de pêche à 3 NM du rivage. De plus, l’accès aux différentes zones côtières a fluctué au fil des années, rendant les zones maritimes adjacentes à la bande de Gaza totalement inaccessibles, comme le quai de Khan Yunis, qui a été entièrement fermé en 2003-2004 et ouvert seulement 95 jours en 2005.
Selon le Syndicat des pêcheurs palestiniens, il y a actuellement 3800 pêcheurs enregistrés dans la bande de Gaza, contre 10000 avant qu’Israël ne commence à restreindre l’accès aux zones de pêche. Seuls 2000 d’entre eux travaillent encore, les autres ayant arrêté en raison des restrictions, des attaques constantes et du coût croissant du matériel de pêche. Le total des prises de poissons avant le blocus en 1999 s’élevait à près de 4000 tonnes, mais a été ramené à 2700 tonnes en 2008. Dans les années 90, l’industrie de la pêche à Gaza représentait 10 millions de dollars par an, soit 4% de l’économie palestinienne totale ; celle-ci a été divisée par deux entre 2001 et 2006.
Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, Israël a bloqué à plusieurs reprises des marchandises, notamment des fauteuils roulants, des fournitures de bureau, des ballons de football et des instruments de musique. Le groupe international d’aide humanitaire Mercy Corps a déclaré en 2009 qu’il lui était impossible d’envoyer 90 tonnes de pâtes et autres denrées alimentaires. Israël aurait également empêché les associations d’aide d’envoyer d’autres articles, tels que du papier, des crayons, du concentré de tomates et des lentilles. Les boîtes de conserve sont interdites, ce qui complique la tâche des agriculteurs de Gaza pour la préservation de leurs légumes. À une époque, le seul fruit autorisé était les bananes. Il se disait que la raison aurait été qu’un responsable israélien possédait une plantation de bananes.
En 2010, le groupe israélien Gisha a poursuivi les autorités israéliennes en justice, les obligeant à révéler quelles marchandises étaient autorisées et lesquelles ne l’étaient pas. Le gouvernement israélien a répondu que les conserves de fruits, les jus de fruits et le chocolat étaient bloqués, tandis que les conserves de viande ou de thon, l’eau minérale, la pâte de sésame, le thé et le café étaient autorisés dans la bande de Gaza. Les articles interdits comprenaient également la coriandre, le shampoing et les chaussures. Inventaire hétéroclite qui prêterait à sourire si la situation n’était pas si tragique, et si l’on n’y décelait une volonté sadique de briser les résistances physiques, mais aussi psychologiques, des habitants de Gaza.
En 2012, un tribunal israélien a contraint le coordinateur des activités du gouvernement israélien dans les territoires (COGAT) à publier un document précisant les « lignes rouges » de la « consommation alimentaire dans la bande de Gaza » lors du blocus de 2007. Le document calcule le nombre minimum de calories nécessaires pour empêcher les habitants de Gaza de plonger sous le seuil officiel de la malnutrition. Ce nombre a ensuite été converti en un nombre de chargements de camions quotidiens, lui-même machiavéliquement réduit pour intégrer la nourriture produite à Gaza, puis, dans une rhétorique technocratique cynique, nous renvoyant aux heures les plus sombres du XXe siècle, pour prendre en compte la « culture et l’expérience » des habitants de Gaza.
Au cours des dix dernières années, la bande de Gaza a souffert d’un déficit chronique en électricité qui a gravement compromis la disponibilité des services essentiels, notamment les services de santé, d’approvisionnement en eau et d’assainissement, et sapé la fragile économie de Gaza, en particulier les secteurs manufacturier et agricole. En février 2018, l’unique centrale électrique de Gaza a été arrêtée faute de carburant, suite à la fermeture du poste-frontière de Rafah entre Gaza et l’Égypte selon la compagnie d’électricité de Gaza. Toute l’électricité dépendait désormais du robinet israélien, qui ne coule – chichement – que quatre heures par jour. La situation est un peu meilleure ce mois-ci, où les Gazaouis ont pu profiter de 10h d’électricité par jour.
En raison de la fermeture imposée par Israël aux points de passage terrestres de Gaza et de l’interdiction des voyages aériens et maritimes à destination et en provenance de Gaza, le passage de Rafah est devenu au fil des ans un couloir vital pour communiquer avec le monde extérieur. Lorsque l’accord sur la circulation et l’accès (AMA) a été signé par Israël et l’Autorité palestinienne en 2005, le nombre moyen mensuel d’entrées et de sorties par le passage de Rafah était de 40000 personnes. En juin 2007, Rafah a été définitivement fermé, sauf pour des ouvertures aléatoires et limitées de l’Égypte, qui ne répondait qu’à un dixième des besoins de déplacement des résidents de Gaza. Pendant ces ouvertures, le passage n’était autorisé que pour certaines catégories limitées : patients, pèlerins religieux, résidents étrangers ou résidents de Gaza avec visas étrangers.
En mai 2011, l’Égypte a annoncé l’ouverture régulière du terminal de Rafah à tous les résidents de Gaza munis de passeports et de cartes d’identité palestiniens, avec certaines restrictions applicables aux passagers de sexe masculin âgés de 18 à 40 ans. Entre novembre 2012 et mai 2013, le passage fonctionnait chaque jour et des milliers de Palestiniens le parcouraient tous les mois. Au premier semestre de 2013, une moyenne mensuelle d’environ 20000 sorties et 20000 entrées a été enregistrée au passage frontalier, chiffre similaire au nombre de voyageurs au moment de la mise en œuvre de l’AMA. Cependant, le 5 juillet 2013, à la suite des événements survenus en Égypte, l’Égypte a de nouveau restreint les déplacements à travers le passage, puis l’a presque complètement fermé en octobre 2014.
En 2018, le passage de Rafah a fonctionné 180 jours pour le départ de Gaza vers l’Égypte et 203 jours pour l’entrée d’Égypte vers la bande de Gaza. Le nombre mensuel moyen de passages à destination et en provenance de Gaza via Rafah était de 8 163.
Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) rapporte le cas de Rana, âgée de quarante-trois ans, originaire de Rafah, qui s’est rendue à Amman pour visiter sa famille qu’elle n’avait pas vue depuis cinq ans. Elle a passé deux mois à Amman et est rentrée dans la bande de Gaza le 6 septembre via le terminal de Rafah. Elle raconte que « le chemin du retour était extrêmement épuisant et impliquait des privations de sommeil et la faim. Je voyageais pendant quatre jours ; j’ai dormi une nuit au ferry et une nuit dans le hall égyptien à Rafah. Le ferry ne convient pas pour dormir ; vous ne pouvez même pas trouver des toilettes et vous êtes constamment maltraité par les officiers égyptiens. Sur le chemin du retour, nous avons été arrêtés à des dizaines de points de contrôle et nos bagages ont été déballés et fouillés ». « Lorsque nous sommes arrivés à Rafah, le hall de passage était fermé. Nous avons prié les officiers égyptiens de l’ouvrir pour pouvoir nous asseoir et aller aux toilettes. Ils ne nous ont permis d’entrer qu’après quatre heures. La salle était pleine d’ordures. Nous avons dormi par terre et sur des chaises très dures. Tout est cher au passage, mais j’ai eu la chance de ne pas être coincée en Égypte, car cela aurait été beaucoup plus cher. Au total, nous avons passé 21 heures au passage ».
Les patients nécessitant un traitement médical, une intervention chirurgicale ou une procédure de diagnostic en dehors de Gaza se heurtent à des obstacles importants pour accéder aux soins de santé depuis le lancement par Israël de son système de permis pour patient en 2004. Selon l’OCHA « le taux d’approbation des demandes de permis pour patient a chuté de manière significative, passant de 93% en 2012 à 54% en 2017. Au premier semestre de 2018, le taux d’approbation s’est légèrement amélioré et 59% des demandes ont été approuvées. Une demande sur dix (neuf pour cent) a été refusée et près du tiers (32%) ont été retardées, les patients n’ayant reçu aucune réponse définitive à la date de leur rendez-vous à l’hôpital ». « Les hommes sont généralement confrontés à plus de restrictions que les femmes. Le taux d’approbation le plus élevé, par sexe et par âge, concerne les femmes âgées de plus de 60 ans (79% en 2017). Les hommes âgés de 18 à 40 ans affichaient le taux d’approbation le plus faible, avec seulement 30% des demandes en 2017 ».
Israël maintient délibérément, sur la frontière maritime comme sur les frontières terrestres de Gaza, l’incertitude et l’insécurité. Le 9 juillet 2014, des missiles israéliens ont tué 9 jeunes alors qu’ils suivaient la Coupe du monde 2014 à la télévision sur la plage de Khan Younis. Une semaine plus tard, quatre enfants palestiniens de 9 à 11 ans, tous cousins, ont été assassinés par un raid israélien au même endroit. Une enquête de l’armée israélienne sur ce massacre s’est vite soldée par un non-lieu.
Les manifestations de la « Grande Marche du retour » ont été organisées par les Palestiniens de la bande de Gaza depuis le 30 mars 2018 pour exiger le droit au retour de millions de réfugiés palestiniens dans leurs villages ou leurs villes qui font désormais partie d’Israël, et pour demander la fin du blocus terrestre, aérien et maritime dans la bande de Gaza. Les manifestations ont atteint leur paroxysme le 14 mai 2018, le jour du déménagement de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem et la veille du 70e anniversaire de la Nakba. Ce 14 mai, les forces israéliennes ont tué 59 Palestiniens : « C’est un terrible exemple du recours excessif à la force et de l’utilisation de balles réelles contre des manifestants qui ne représentaient pas de menace imminente pour la vie d’autrui », d’après Amnesty International. La Commission d’enquête indépendante des Nations unies sur les manifestations de 2018 à Gaza a rendu son rapport le 28 février 2019. Le président de la Commission, Santiago Canton, d’Argentine, a déclaré que « la Commission a des motifs raisonnables de croire que des soldats israéliens ont commis des violations du droit international humanitaire et des droits humains lors de la Grande Marche du retour. Certaines de ces violations peuvent constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité et doivent faire immédiatement l’objet d’une enquête par Israël ». Le rapport stipule que « la Commission a trouvé des motifs raisonnables de croire que des tireurs d’élite israéliens ont tiré sur des journalistes, des professionnels de la santé, des enfants et des personnes handicapées alors qu’ils étaient clairement identifiables en tant que tels ».
Comme on le voit, Israël a transformé Gaza en une prison à deux portes et a confié l’une des clés au général Sissi. Même si la responsabilité de l’Égypte dans ce blocus inhumain reste de loin la plus importante après celle d’Israël, d’autres pays arabes y contribuent plus ou moins activement. Nul n’ignore plus le rôle politique des pays du Golfe. Mais on connait beaucoup moins la politique de visa scandaleusement restrictive que certains pays arabes, dont la Tunisie, appliquent aux habitants de Gaza, aggravant ainsi leur isolement. Ce mois-ci, par exemple, deux ingénieurs de Gaza auraient dû venir à Tunis pour former des étudiants tunisiens inscrits en faculté d’ingénierie et de médecine à l’impression en trois dimensions d’outils médicaux, expertise acquise dans l’urgence du besoin, pour faire face au blocus israélo-égyptien. Leurs demandes de visa, à ce jour, sont restées lettre morte. Ce faisant, le gouvernement tunisien n’a pas seulement accru l’isolement des habitants de Gaza – il a entravé le développement d’un nouveau projet scientifique innovant et solidaire, qui devrait à terme améliorer la qualité des soins et abaisser leurs coûts aussi bien en Tunisie qu’en Palestine.
Note :
[1] Mathématicien, Directeur de recherche à Paris ;Coordinateur de l’Association Tunisienne pour la Défense des Droits des Palestiniens ;Secrétaire de l’Association française des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP)
Source : http://www.ujfp.org/spip.php?article7302
Voir également sur le site de l’AURDIP : https://www.aurdip.org/le-blocus-du-siecle.html