Trois livres récents : Geneviève Azam, Corinne Morel-Darleux, Romaric Godin
Par Jean Gadrey
Trois livres très différents, même si les deux premiers ont de fortes proximités, mais trois livres qui vous (nous) enrichissent et inspirent. Voici d’abord leurs titres, éditeurs et prix :
Geneviève Azam, Lettre à la terre (et la Terre répond), Seuil, 185 pages, 17 euros.
Corinne Morel-Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Libertalia, 145 pages, 10 euros (5,50 en téléchargement).
Romaric Godin, La guerre sociale en France, aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La découverte, 18 euros.
En résumé, pour les deux premiers, deux femmes, deux écolos, mais aussi deux écrivaines de talent qui nous entraînent dans des voyages inédits en poétisant les enjeux, chacune à sa façon, ce que suggèrent déjà les titres de leurs livres. Quant au livre de Romaric Godin, c’est un must si l’on veut comprendre les racines historiques et théoriques et le présent politique du néolibéralisme, et sa lecture est un plaisir. Pas écolo, ou si peu, mais quelle analyse fouillée et documentée !
Je ne vais pas me livrer à des comptes rendus dignes de ce nom de ces livres. Voici juste quelques bonnes raisons de les lire, selon moi.
LETTRE À LA TERRE
Je commence par le livre de Geneviève Azam, qui innove avec bonheur en s’adressant directement et personnellement à la Terre et en imaginant même une réponse de cette dernière. Le mieux est peut-être de visionner cette vidéo de trois minutes de Geneviève Azam, dont je reprends quelques phrases, en les complétant avec le livre :
Il nous faut retrouver un rapport plus sensible à la Terre, plus direct. Organiser un « retour sur Terre ». « Nous » avons vécu dans un monde hors sol. Mais ce « nous » est fragmenté et conflictuel, car certains « dé-terrestrés » ont déjà fait sécession, pendant que des mouvements sociaux, à travers le monde, retissent ces liens avec la Terre, qui ont été abimés ou défaits. Nous croyions auparavant être les seuls sujets de l’histoire, mais la Terre est aussi un sujet de notre histoire, d’innombrables travaux nous le font découvrir. Quant à la Terre, en réponse, elle nous demande de participer à son soulèvement, de désobéir avec elle.
Le tout n’a rien à voir avec un quelconque animisme ou avec une déification de la Nature, les références pertinentes abondent. Dans leur immense majorité, elles sont étrangères à l’économie et aux économistes, dont la plupart sont des extra-terrestres (la formule est de moi). Geneviève Azam ne refuse pas (ne refuse plus) de parler d’effondrements, au pluriel. Elle s’intéresse de près aux « extraordinaires communautés qui surgissent des désastres », mais aussi à celles qui s’activent pour en réduire l’ampleur, en nous rappelant qu’à côté de « la banalité du mal », manifestement à l’œuvre, on trouve aussi, partout, « la banalité du bien ». Je termine par une citation : « si une part du futur a déjà été hypothéquée par des dégâts irréversibles, il reste une part d’inconnu dans laquelle se loge un espoir » (p. 130). Un extrait aussi de la réponse de la Terre aux humains : « Vous ne pouvez pas tout, vous êtes pourtant les seuls à qui incombe le devoir d’arrêter les entreprises criminelles, d’inventer des mondes désirables et soutenables… Vous êtes la seule source d’action politique ».
Pour un bel échange entre l’auteure et Jean-Marie Harribey, voir la revue en ligne « Les Possibles », qui vient juste d’être publiée, via ce lien.
PLUTÔT COULER EN BEAUTÉ QUE FLOTTER SANS GRÂCE
Un petit livre inspiré et inspirant, qui trouve certaines de ses meilleures sources dans un livre du navigateur solitaire Bernard Moitessier (1925-1994), La Longue Route (Arthaud, 1986). Moitessier est entré dans l’histoire des marins : alors qu’il avait des chances de remporter le prix du plus rapide sur ce tour du monde (Golden globe, 1968-69, première course en solitaire autour du monde, départ de l’Angleterre), il décide de continuer son trajet et de ne pas couper la ligne d’arrivée. Sans escale jusqu’à Papeete… Voir cet article d’une revue nautique : « Je continue pour sauver mon âme ».
On ne résume pas un tel livre fait de sensations et d’émotions, d’imagination, de détours poétiques, mais aussi de constats scientifiques et d’exemples de collectifs qui, d’une autre façon que Moitessier, ont refusé de se soumettre aux injonctions du « Monstre » : « La société de consommation, le règne de l’argent et de la compétition ». D’autres sources d’inspiration pour ce livre : Hannah Arendt, Mona Chollet, Emma Goldman, Françoise Héritier, Romain Gary. Aucun économiste, ils ne savent pas faire ça (à moins de s’appeler Geneviève Azam et d’avoir fait un grand pas de côté)…
Voici quelques formules que l’auteure développe comme des repères à la fois individuels et collectifs pour une « culture de résistance » : « s’alléger pour mieux avancer », « le refus de parvenir », « le cesser de nuire », « la dignité du présent » (quand on doute « que nous soyons en mesure de redresser la situation »), autant de ressources possibles pour une « éthique de l’effondrement ». Un effondrement jugé probable, mais non certain, dont il reste possible d’amortir les dégâts, bien qu’il nous reste peu de temps pour cela. En sachant que « le saut en matière de climat et de biodiversité paraît désormais bien trop grand pour pouvoir être réalisé, à la bonne échelle et à temps, par une somme d’actes individuels, sans s’attaquer aux grandes masses que sont les oligarchies financières, industrielles et politiques qui concentrent à la fois captation des richesses et dégâts sur les écosystèmes. »
Certains jugeront qu’il est difficile de concilier certaines appréciations « effondristes » avec l’appel à la constitution non pas d’ilots, mais d’archipels de résistance visant à « amortir au mieux les dégâts de l’ère productiviste : relocaliser alimentation et activité, mieux répartir les richesses, atténuer nos émissions de gaz à effet de serre, réapprendre les savoirs manuels et retrouver de l’autonomie… ». Mais cette apparente contradiction ne traverse-t-elle pas beaucoup de militant.e.s, dont je suis, qui naviguent entre angoisses, doutes, espoirs et certitude qu’il vaut mieux de toute façon parier sur l’action, individuelle et surtout collective ?
LA GUERRE SOCIALE EN FRANCE, AUX SOURCES DE LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE
Romaric Godin, rédacteur en chef adjoint à La Tribune jusqu’en 2017, puis journaliste à Mediapart, pratique une sorte de macro-économie politique critique. Il est depuis des années une référence pour moi. Ce n’est pas son dernier livre qui va me faire changer d’avis. Pour avoir une idée de son contenu, cet article de Libé est à consulter, même s’il privilégie l’analyse des dernières années alors que le livre remonte loin dans l’histoire des idées et des faits, ce qui n’est pas le moins intéressant. On y trouve une réflexion conceptuelle très accessible sur ce qu’est et n’est pas le néolibéralisme, et notamment sa variante française, une exception que le macronisme (dont l’auteur dissèque les caractéristiques) s’efforce de supprimer, sans y parvenir vraiment. C’est remarquablement argumenté et documenté, avec comme débouché, aujourd’hui, l’autoritarisme, ou « la démocratie autoritaire » dans un contexte de crise et d’usure des idées néolibérales.
Faut-il regretter que l’urgence écologique n’occupe que quelques lignes dans ce livre qui est un régal ? Je le pense, mais j’admets qu’il n’est pas facile d’articuler vraiment, et pas seulement via de brèves allusions, les enjeux écologiques, économiques, politiques et sociaux. Quand même : le capitalisme contemporain est le grand prédateur du vivant, et la « guerre sociale » qu’analyse Romaric Godin porte aussi, et de plus en plus, sur la destruction (et la défense) de biens communs indissociablement écologiques et sociaux. Ce sera peut-être pour un autre livre