Les évêques allemands à Rome : le choc de deux mondes
Par Régine et Guy Ringwald
Tout le monde savait que la visite ad limina des évêques allemands ne serait pas l’habituelle visite de routine. Après l’assemblée plénière du Chemin synodal qui avait été marquée par la défection d’une frange des évêques participants lors d’un vote sur la morale sexuelle [1], mais aussi par l’adoption définitive de trois résolutions sur la place des femmes, une révision du discours sur l’homosexualité dans le magistère, la création d’une Commission devant préparer le projet de Conseil synodal, on avait noté un raidissement des milieux conservateurs et de la curie. Le président de la conférence des évêques d’Allemagne, Georg Bätzing, se disait impatient de pouvoir échanger à Rome.
Voilà qui est fait, mais il semble que le mot « échange » n’ait pas le même sens pour les uns et les autres. Du côté allemand, on peut se réjouir d’avoir pu s’exprimer et de n’avoir, à ce stade, rien cédé sur l’essentiel. Du côté de la curie, la position de blocage a été amenée presque au point de rupture, non sans une mise en scène solennelle.
Le Chemin synodal continue – un moment cela fut même remis en cause -, mais il devra tenir compte des remarques de la curie qui se résument à un refus. Ambiguïté.
Les exploits du cardinal Koch
S’il fallait illustrer le degré de rejet et l’agressivité de certains cardinaux de la curie, relevons l’incroyable sortie pour le moins de mauvais goût du Cardinal Koch, président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, au moment même où se tenait l’assemblée plénière des évêques. Dans une interview au quotidien catholique Tagespost, publiée le 29 septembre, l’interlocuteur lui sert sur un plateau la supposée tentation de l’Église d’Allemagne « de se développer en une Église allemande », le cardinal s’égare alors dans une thèse selon laquelle le Chemin Synodal ferait appel à de nouvelles sources de la « Révélation » puisées hors de l’Écriture et de la Tradition. Et là, il passe vraiment les bornes du supportable. Citons : « ce phénomène s’est déjà produit sous la dictature nationale-socialiste, lorsque les soi-disant “chrétiens allemands” ont vu la nouvelle révélation de Dieu dans le sang et le sol et dans la montée d’Hitler [2] ». Le cardinal Koch peut-il ignorer ou seulement sous-estimer ce que représente une évocation du nazisme pour critiquer le Chemin Synodal ? Et en Allemagne ! Le nazisme, c’est le crime absolu. L’outrance verbale n’est jamais convaincante, ici elle devient -en plus- ignoble.
Réactions vives des évêques et de Georg Bätzing qui demande des excuses publiques, lesquelles ne viendront pas, le cardinal Koch louvoyant pour tenter de s’expliquer. Le 2 octobre, le cardinal Koch a dû annuler une visite en Allemagne. Felix Klein, commissaire du gouvernement allemand chargé de l’antisémitisme, s’est également exprimé.
Les choses en étaient là lorsque Georg Bätzing s’est envolé pour Rome où il devait se rendre pour préparer la visite ad limina des évêques allemands. Le 5 octobre, le porte-parole de la Conférence des évêques, Matthias Kopp, a donné lecture d’un communiqué annonçant qu’une rencontre avait eu lieu, le 4, à huis clos, entre Le cardinal Koch et Georg Bätzing. Le communiqué reprend une déclaration du cardinal, selon laquelle il « a expressément souligné qu’il ne voulait en aucun cas attribuer la terrible idéologie des années 30 à la voie synodale. » D’après le communiqué, « le débat théologique, auquel le cardinal a souhaité contribuer dans l’interview, doit se poursuivre ». Si l’on peut appeler cela un débat théologique.
Le choc
Le programme de la visite ad limina avait été -disons- adapté : rencontre avec le pape de l’ensemble des évêques, puis rencontre avec les chefs des dicastères : Luis Francisco Ladaria pour la Congrégation pour la doctrine de la foi, et Marc Ouellet, de la Congrégation pour les évêques, sous la houlette du Secrétaire d’État Pietro Parolin. Elle a eu lieu le 18 novembre. Pour une rencontre présentée comme « une occasion de réfléchir ensemble », on aurait pu imaginer une sorte de « table ronde », ouverte à la libre parole puisqu’il s’agissait d’un échange sur des sujets jugés cruciaux. À cet égard, la photo publiée partout est en elle-même éloquente : sur l’estrade un pupitre, derrière le pupitre les trois cardinaux. En face, en contrebas, les petits élèves priés de suivre la leçon. Cependant les « petits élèves » ne sont pas restés sages, les sujets traités par le Chemin synodal ont pu être présentés.
La réception a été froide. Un communiqué commun a été publié où figurent les sujets qui font s’étrangler les cardinaux : Ladaria et Ouellet ont « franchement et clairement exprimé leurs préoccupations et leurs réserves sur la méthodologie, le contenu et les propositions du voyage synodal ». Bref, sur tout.
Selon le texte, le dialogue a révélé « l’importance et aussi l’urgence de définir et d’approfondir certaines des questions discutées, par exemple celles concernant les structures de l’Église, le ministère sacré et les conditions d’accès à ce ministère, l’anthropologie chrétienne, etc. ». Il y est également affirmé : « De nombreuses interventions ont souligné la centralité de l’évangélisation et de la mission comme but ultime des processus en cours ». Le communiqué attire également l’attention sur deux déclarations : d’une part, il affirme qu’il y a « une conscience que certains sujets ne peuvent pas être discutés » ; d’autre part, le fait que ce qui a été discuté dans cet échange d’idées « ne peut pas être ignoré dans le processus en cours ».
Luis Francisco Ladaria a fait une critique en règle, mais plutôt classique, des principaux points soulevés par les Allemands, épinglant des allégations qu’il trouve « pas entièrement fondées ». La prise de conscience de certains cas d’abus, « ne doit pas impliquer une réduction du mystère de l’Église à une simple institution de pouvoir ou une considération préventive de l’Église comme une organisation structurellement abusive ». Le « Chemin Synodal » ne doit pas donner l’impression qu’il n’y a « presque rien à sauver » dans la morale sexuelle de l’Église et que « tout doit être changé ». Il reprend la thèse de Jean-Paul II sur les questions liées aux ordinations.
Le cardinal Ouellet, fidèle à lui-même, a osé proposer« un moratoire sur les propositions présentées [par le chemin synodal] et une révision substantielle à faire par la suite » : comprenons, une suspension des travaux, en réalité un arrêt. Rejet de la part des Allemands.
Il reprend la crainte souvent évoquée par les opposants au Chemin Synodal « d’un schisme latent que vos propositions risqueraient d’entériner ». Et il dérape : pour lui que « les concessions qui apparaissent dans vos propositions vous ont été, pour ainsi dire, extorquées (estorte, en italien) par la très forte pression culturelle et médiatique » [3].
Difficile mission pour Georg Bätzing
Dans une conférence de presse tenue le lendemain, le président de la conférence des évêques allemands a déclaré que « tous les sujets ont été abordés, en particulier la question de savoir comment l’évangélisation peut être réalisée dans le défi d’une époque sécularisée ». Il a assuré que « l’Église en Allemagne ne s’engage pas dans une voie spéciale et ne prendra aucune décision qui ne serait compatible avec le contexte de l’Église universelle », mais que « l’Église en Allemagne veut et doit donner des réponses aux questions posées par les fidèles ».
Il est pris entre deux feux : le blocage de la curie et le désir qu’il ressent parmi les fidèles de réformes importantes.
La position difficile dans laquelle se trouve Georg Bätzing, il l’a exprimée lui-même. Il s’est déclaré « soulagé » que l’ensemble des thèmes importants aient été discutés avec le pape François, mais il « rentre à la maison avec une certaine inquiétude » : il dit ne pas être en mesure d’évaluer quelle « dynamique » se développera pour les aspirations de réforme en Allemagne.
Il s’est dit que le moratoire proposé par Ouellet a pu être rejeté parce que les évêques allemands ont accepté de tenir compte de ce qui s’était dit lors de cette rencontre. On peut mesurer l’ambiguïté voire la contradiction qu’il y a dans la mission qui revient à Bätzing et aux évêques allemands.
Deux mondes qui ne se rencontrent pas
Deux points d’achoppement fondamentaux séparent les protagonistes.
On aura noté que les objections des cardinaux ne portent pas seulement sur les questions telles que l’ordination des femmes, le mariage des prêtres ou l’homosexualité auxquelles on attache souvent une importance majeure. Elles portent aussi, explicitement, sur la méthodologie et même l’anthropologie. Ce que décide le Chemin synodal ne plait pas, mais plait peut-être encore moins cette forme d’assemblée doublement paritaire : clercs-laïcs et hommes-femmes, et moins encore que les questions d’ordination, le projet de Conseil synodal permanent, déjà condamné en filigrane dans la note du « Saint Siège » du 27 juillet.
L’autre point d’incompréhension fondamentale est la place centrale de l’évangélisation. Là où la curie et apparemment aussi le pape pensent à l’écoute et au discernement à la lumière de la foi, autrement dit à une approche purement spirituelle, les Allemands répondent sur un plan plus concret et plus immédiat : comment voulez-vous évangéliser si ce que nous disons ne peut plus être entendu ni compris ? Alors, ils sont accusés d’ignorer le Saint-Esprit, nous avons déjà développé ce point.
Mais revenons au pape François. Il avait été dit qu’il participerait à la réunion avec les cardinaux des dicastères. Il n’est pas venu. Certains y ont vu du mépris pour les évêques allemands. Il est plus probable qu’il a voulu éviter de se trouver entre deux positions aussi opposées. Dans le contexte, il ne pouvait pas trancher à ce stade. Robert Mickens, éditorialiste de La Croix International, laisse percer une lueur d’espoir. Il note que jamais ni Jean-Paul II ni Benoit XVI n’auraient laissé s’organiser et se développer une entreprise telle que le Chemin Synodal allemand. Bien vu, mais bien ténue la lueur.
Notes :
[1] Golias Hebdo n° 734 (8-14 septembre 2022) et 740 (20-26 octobre) [2] Ces « chrétiens allemands » qui prenaient cette position en 1933 étaient des luthériens. La déclaration de Barmen, l’année suivante, prenait le contrepied, posant les fondements de la résistance au nazisme. [3] Rapporté par l’Osservatore Romano et repris par Présence-Info (Québec)Source : Golias Hebdo n° 747 – Reproduit avec l’aimable autorisation de Golias.