La tentation théocratique de l’Église orthodoxe
Par Alain Durel
L’histoire de l’Église a vu émerger au fil des siècles une forte tentation théocratique : au lieu de demeurer une sagesse personnelle, le christianisme s’est parfois érigé alors en religion d’État, pour le plus grand profit des empereurs qui en tiraient la légitimation de leur pouvoir. Mais le monde chrétien ne sacrifiait-il pas du même coup ce qui faisait le sel le plus pur de son rapport à l’existence et au sacré ? Alain Durel nous pose la question, en se penchant tout particulièrement sur le cas de l’Église orthodoxe, où ces enjeux ont été l’objet de très vifs et passionnants débats. Le thème des rapports entre l’Église et l’État prend d’ailleurs une tournure très actuelle en Russie, dans la mesure où Vladimir Poutine n’hésite pas à utiliser les symboles du clergé orthodoxe pour asseoir son image.
Dans l’Église primitive dominait la compréhension eschatologique du temps. Lorsque l’Empire romain devint l’imperium christianum de Constantin eut lieu la « chute » du temps messianique. Ce fut l’apparition du millénarisme au présent. Ce n’était plus seulement l’Église qui représentait la seigneurie de Dieu sur terre, mais l’empereur « très chrétien ».
Saint Augustin a été l’un des théoriciens du millénarisme au présent en interprétant le temps du règne de mille ans comme étant le temps de l’Église qui va de l’Ascension du Christ à son retour. C’est pour cette raison que les communautés qui attendaient la venue du Messie (Juifs) ou son retour imminent (hérétiques) ont dû être condamnées parce qu’elles représentaient un danger pour la domination exercée par l’Église.
Pax romana et Pax messianica.
La pax romana commencée par Auguste se « réalise » dans la pax messianica de l’Empire chrétien. Les théologiens de l’Empire ont en effet donné à celui-ci une conscience messianique de sa mission qui, jusqu’à aujourd’hui et à travers les différentes formes de « Saint Empire » – Rome, Byzance, Moscou – n’a jamais entièrement disparu des religions politiques et civiles du monde chrétien [1].
Pour cette théologie politique constantinienne, le Christ règne dès maintenant au ciel comme le Pantokrator tandis que son représentant terrestre, l’empereur, doit exercer une domination universelle.
Avec Justinien, État et Église fusionnèrent en une unité millénariste. Dans cette théologie politique de la domination se combine l’idéologie des souverains des empires avec la prétention du christianisme à sauver le monde.
Cet absolutisme autocratique imprima sa marque au système politique et à l’histoire politique de Byzance et se poursuivit dans la « troisième Rome » après la chute de Constantinople en 1453 et jusqu’en 1917 à travers l’autocratie des Tsars russes de Moscou [2]
L’Église orthodoxe et l’État.
On ne peut pas comprendre la mentalité des peuples orthodoxes – russes, grecs, serbes, roumains, etc. – si l’on n’a pas en tête leur attachement à ce « monde chrétien » auquel la théologie politique constantinienne se référait. Alexandre Schmemann remarque avec une grande lucidité que « c’est après la chute du monde chrétien, et en raison du déni de cette chute, que la chrétienté a été transposée et transformée en un âge d’or pour le moins mythique et archétypal devant être restauré et auquel il faudrait revenir » [3]. La fusion de l’Église avec l’empire, puis avec l’État, a présidé à la constitution d’Églises nationales.
L’effondrement politique de ces « mondes orthodoxes » a transformé profondément l’autocompréhension politique de l’Église et de la théologie orthodoxe. Elle a donné lieu à diverses attitudes que l’on retrouve aujourd’hui chez la plupart des orthodoxes à des degrés divers : idéalisation du passé, démonisation du présent et enfin renouvellement de l’eschatologie.
Ce dernier point constitue le seul aspect positif de la « catastrophe », puisqu’elle ouvre la théologie orthodoxe à une compréhension du temps messianique qui est sans doute plus proche de celle de l’Église primitive.
La neutralisation constantinienne de l’Église se traduisit également par le fait que celle-ci, primitivement organisée sous forme de communautés, fut réorganisée en diocèses calqués sur le modèle administratif impérial. Il est bien évident qu’il s’agit d’une autodissolution de l’Église dans l’État que l’on retrouvera chez Hegel et qui n’est concevable que dans le « règne de mille ans » au présent. « La pensée théocratique byzantine, écrit Jean Meyendorff, était en fait fondée sur une forme d’eschatologie réalisée, comme si le Royaume de Dieu était déjà apparu en puissance et comme si l’empire était la manifestation de cette puissance dans le monde et dans l’histoire » [4].
Le monachisme face à la religion politique de l’Empire.
Source: rene boulay [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
Cependant, comme le rappelle Moltmann, « la transformation de l’Église chrétienne en une religion impériale est allée de pair avec l’essor du monachisme » [5]. Sans les nombreuses communautés monastiques, la grande Église se serait sans doute irrémédiablement transformée en religion politique de l’Empire.
Tandis que le monde chrétien cherchait à réaliser le royaume messianique du Christ dans l’empire, le christianisme monastique sauvegardait la « réserve eschatologique » à l’égard des puissants de ce monde [6]. C’est le monachisme dans son ministère prophétique qui a préservé l’Orient chrétien de l’esprit du « monde » au sens johannique : en témoignent Grégoire Palamas, Séraphim de Sarov, Silouane de l’Athos, Porphyre de Kavsokalyvia.
On assiste aujourd’hui à un renouveau de la spiritualité, de la liturgie et de la théologie. Le point de vue de certains théologiens orthodoxes contemporains – notamment le père Stanilaoe – est de considérer que ce n’est pas exclusivement le « monde chrétien » qui est la médiation entre l’Église et le monde, mais le règne cosmique de Dieu attendu par l’Église et déjà secrètement présent chez tous les hommes de bonne volonté. L’Esprit souffle où il veut.
Comme disait Paul Evdokimov : « Nous savons où se trouve l’Église, qui peut dire où elle ne se trouve pas ? » L’Église d’Orient ébauche alors – notamment dans sa Liturgie – la vision du monde transfiguré et renonce aux prétentions hégémoniques du césaropapisme.
La récupération politique du religieux.
Mais la menace d’une récupération politique plane toujours, notamment en Russie, et l’organisation pyramidale du catholicisme romain fascine aujourd’hui certains hiérarques orthodoxes en quête de puissance. L’Orthodoxie a donc tout à gagner à se tourner vers ceux qui en ont toujours constitué l’âme : starets, ermites, fols-en-Christ et autres artistes empêcheurs de prier en rond, tels Dostoïevski, Tarkovski ou Arvo Pärt.
Un aspect essentiel de l’Orthodoxie est en effet son personnalisme. Celui-ci se traduit par le fait que, dans la vie religieuse, la relation personnelle prime toujours sur la soumission à une règle. Le solitaire, le « fou », ou plus exactement celui qui feint de l’être, aussi bien que l’artiste exercent, chacun à sa manière, une sorte de prophétisme.
Un archimandrite du mont Athos m’a affirmé un jour que le plus profond des Pères de l’Église était Dostoïevski. Ce même moine [7] voyait aussi ce prophétisme à l’œuvre chez Albert Camus et Simone Weil.
Dans toutes les confessions chrétiennes, on peut donc déceler un mouvement de libération qui cohabite avec un christianisme institutionnel oppressif. Dès lors, comment revenir à la nouveauté radicale de l’Évangile, à la religion au-delà de la religion, au Dieu au-delà de Dieu ?
Retrouver la voie de la sagesse.
Avant de répondre à cette question, il faut d’abord nous demander ce qui caractérise ce christianisme alternatif incarné par le monachisme. En quoi cette spiritualité a-t-elle pu résister au rouleau compresseur de la religion d’État ? Est-ce seulement en mettant en pratique les grandes envolées de la théologie mystique des Pères grecs ?
On peut se demander si le monachisme ne représentait pas également la véritable « philosophie » (amour de la sagesse), c’est-à-dire la philosophie comme art de vivre et surtout comme thérapie de l’âme.
À la question « qu’est-ce que la philosophie antique ? » Pierre Hadot [8] répond que, depuis Socrate et Platon, peut-être même depuis les présocratiques, jusqu’au début du christianisme, la philosophie procède toujours d’un choix initial pour un mode de vie, d’une décision de vivre avec d’autres, en communauté, ou seul, en ermite. La philosophie antique n’est donc pas un système, mais un exercice spirituel préparatoire à la sagesse.
Si le monachisme primitif a assumé l’héritage de la philosophie hellénistique, le christianisme ultérieur n’a-t-il pas évacué trop rapidement une dimension fondamentale de l’Evangile, celle de la sagesse ?
Notes :
[1] N’étant pas spécialiste de l’Islam nous n’affirmerons pas qu’en lui se joue une logique messianique similaire. Cependant, le fait qu’il soit l’héritier du millénarisme chrétien et de son empire d’Orient incite à le penser. Dès lors, le conflit Nord/Sud serait davantage un antagonisme des messianismes qu’un choc des cultures.
[2] On peut se demander dans quelle mesure l’absolutisme des « tsars » du socialisme réellement existant est le prolongement du messianisme politique byzantin.
[3] The problem of the Church’s presence in the World in Orthodox consciousness, Agouridès, Athènes, 1978, p. 239. Nous traduisons.
[4] Initiation à la théologie byzantine, Cerf, Paris, 1975, p. 283.
[5] Op.Cit. p. 208.
[6] J.-B. Metz, Zeit der Orden ? Zur Mystik und Politik der Nachfolge, Fribourg, 1977, p. 78.
[7] Il s’agit du Père Basile Gontikakis, ancien higoumène de Stavronikita et d’Iviron.
[8] Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio, 1995.