« Avec les gilets jaunes, nous sommes sorties de notre impuissance » : des femmes racontent leur année de révolte
Par Nolwenn Weiler (Basta !)
Comment sort-on d’un an d’engagement dans le mouvement des gilets jaunes ? Transformées et pleine d’énergie, répondent des femmes engagées au sein de la « Maison du peuple » de Saint Nazaire. Reportage.
Pour elles, plus rien ne sera jamais comme avant. Leur année d’engagement au sein des « gilets jaunes » les a transformées, en profondeur. Céline a décidé de quitter l’éducation nationale. Stéphanie ne votera plus jamais pour le RN (ex-FN), et Kty a définitivement rompu avec la solitude. Réunies le temps d’un après-midi pour faire le point sur cette année si particulière, elles commencent par évoquer le nouveau lieu squatté par les gilets jaunes locaux depuis le 7 novembre, un ancien immeuble en plein centre de Saint-Nazaire.
« C’est immense, vraiment. On s’y perd presque, décrit Kty en enlevant sa veste. À l’étage, il y a quelques réparations à faire. Il y a un petit gars de la ZAD qui est passé pour voir quels travaux on pourrait faire. »
« Je sais ce qu’être dominée veut dire »
« C’est idéal, cette situation, juge Céline. Il est important d’être au centre-ville, bien visibles. Il faut qu’on arrête de se cacher. En plus, pour les gens qui n’ont pas de voiture, c’est pratique. » Ses acolytes approuvent. On évoque ensuite les raisons des colères qui les ont amenées à rejoindre le mouvement il y a un an, déjà. Après un bref silence concentré, Céline prend la parole et évoque les viols qu’elle a subis, enfant, pendant sept longues années.
« Quand j’ai enfin réussi à pousser la porte d’une gendarmerie pour porter plainte, on m’a dit que le crime était prescrit, évoque-t-elle, la voix tremblante. Depuis, je suis en colère, contre ceux qui font les lois et organisent la société pour se protéger… Et je sais ce qu’être dominée veut dire ! »
Avec les gilets jaunes, Céline a réalisé qu’elle n’était pas toute seule à être en colère. Elle s’est aperçue « que cette organisation des dominants pour se protéger valait dans tous les domaines : économique, social, politique. Ce sont eux qui écrivent les règles du jeu. Du coup, pour eux, c’est facile ! » « C’est vrai, acquiesce Kty. Nous, si on est en colère, c’est parce qu’on fait partie des gueux ! Si on était du côté des prédateurs, évidemment, tout cela ne nous dérangerait pas. »
« Cela », comme dit Kty, ce sont les fins de mois qui commencent le 15, à cause de revenus trop étriqués. Ce sont les salaires et les aides sociales qui ne cessent de diminuer sans que l’on comprenne pourquoi. C’est l’impression que la vie file et nous échappe sans pouvoir agir.
« Un mouvement magique, tellement fraternel »
Lovée dans un fauteuil, Stéphanie détaille sa colère du jour : ce mois-ci, elle n’a reçu que 300 euros du Pôle emploi, alors qu’elle a droit à 800. « Je me suis dit, ça y est, c’est la réforme du chômage, je fais partie de ceux à qui on diminue les allocs. Mais en fait, non, c’est mon employeur qui a oublié d’envoyer un papier. Sincèrement, c’est abusé. » « Ils ne se rendent pas compte, enchaîne Kty. Ils nous sucrent des allocs, comme ça, du jour au lendemain. Mais nous, on s’est organisé, par exemple, pour vivre avec 1000 balles par mois. Si on a 200 balles en moins, comment on fait ? »
Victime d’une maladie grave lorsqu’elle était très jeune, Kty touche l’allocation adulte handicapée (AAH), soit 900 euros par mois maximum [1]. Huit mois par an, elle fait des ménages dans un centre de vacances pour compléter son allocation et touche pour cela un salaire compris entre 147 et 533 euros par mois.
« C’est ça qui nous a fait descendre dans la rue le 17 novembre 2018, intervient Stéphanie. Cette impression de galère quotidienne, sans fin. » Kty, qui craignait de voir des troupes FN en rangs trop serrés, a été « scotchée » de voir tant de monde. « Il y avait des gens du FN, certes. Mais il y avait surtout tous les autres. C’était tellement vivant, tellement fraternel. Les gens se souriaient, se parlaient, certains s’engueulaient… »
« Nous sommes sortis en famille, avec nos deux filles, se rappelle Stéphanie. Enfant, elle n’avait qu’un vague souvenir de manifestation, aux côtés de sa mère. Tout le monde avait un gilet jaune, même la poupée. C’était un moment magique. Tout le monde se parlait, sans jugements, sans a priori. »
La maison du peuple, un ciment pour les révolté.es
Venue simplement pour « faire sa curieuse », Kty a finalement embrayé sur les occupations 24h/24 des ronds-points, le blocage du port de Saint-Nazaire et celui de la raffinerie de Donges. « On était ensemble nuit et jour, dans le froid, dans l’humidité. Parfois, on crevait la dalle. Ça a duré trois semaines, pendant lesquelles je n’ai presque pas dormi. » Travaillant alors à temps partiel comme assistante-vétérinaire, Stéphanie profite de ses deux après-midis sans travail pour se documenter, « comprendre l’évasion fiscale par exemple ».
Et puis, via les réseaux sociaux, elle entreprend avec d’autres révoltées de récolter les doléances des gilets jaunes de toute la France en vue de l’« assemblée des assemblées », qui a lieu fin janvier 2019 à Commercy dans la Meuse (Voir notre reportage : À l’assemblée des gilets jaunes à Commercy : « On va continuer parce qu’il y en a marre de cette vie de merde »).
Avec l’apparition de chefs prompts à tout décider sur les ronds-points, la motivation de Kty s’est brutalement effondrée. « J’ai dit : “Terminé”. Et puis j’ai découvert la maison du peuple. » Ouverte le 24 novembre 2018, à l’issue d’une manifestation de gilets jaunes, la maison du peuple (MDP) de Saint-Nazaire est devenue le point névralgique de la révolte locale.
« S’ils ont du mal à gérer les budgets serrés, nous on sait faire ! »
Dans l’ancien bâtiment administratif, inoccupé depuis des années, se mettent en place des ateliers, des repas collectifs et des assemblées générales quasi quotidiennes (Voir notre reportage : « Ce qui se passe ici, cette entraide, je n’avais jamais vu ça » : reportage à la maison du peuple de Saint-Nazaire »).
Kty y vient le plus souvent possible. Stéphanie aussi, parfois accompagnée de ses deux filles de quatre et onze ans. « Ce qui était génial à la maison du peuple, c’était de pouvoir arriver à n’importe quelle heure, et de rencontrer du monde pour discuter, échanger, manger ensemble, se remémore Céline, enseignante démissionnaire. C’était très spontané. » Plusieurs personnes en galère de logement sont aussi hébergées sur place.
« Ce qu’il faut, c’est récupérer le pognon, lance Kty, après avoir évoqué une multitude de discussions ayant habité la maison du peuple. Reprenons la main sur le trésor national avec les impôts qui filent ! Et s’ils ont du mal à gérer les budgets serrés, qu’ils ne s’en fassent pas, nous, on sait faire ! »
Monique, agente Pôle emploi à quelques semaines de la retraite, l’écoute en riant. Syndiquée de longue date, elle a poussé la porte de la MDP au mois de décembre 2018. Maîtrisant les fiches de salaires, le calcul des droits et autres casse-têtes administratifs, elle a plusieurs fois filé des coups de main, et s’est réjouie des moments d’échanges très riches qui ont eu lieu à la MDP. « Les travailleurs précaires, les intérimaires… tous ces gens que les syndicats ne peuvent pas toucher. Ils ont trouvé ici de véritables appuis pour apprendre et défendre leurs droits. »
« Avant, j’étais tout le temps fatiguée. Désormais je me sens en pleine forme ! »
La découverte d’alter ego révoltées a été, pour toutes, une découverte réjouissante et pleine d’énergie. « Ça a été comme un grand soulagement, lâche Céline. D’un coup, je me suis dit : “Ah, mais je ne suis pas toute seule en fait. Avant, j’étais tout le temps fatiguée, raconte Stéphanie. Et là d’un coup, je bosse, je vais sur les ronds-points après le boulot, je récupère mes enfants, je les borde, je repars en AG jusqu’à minuit. Un jour sur deux. Et je me sens en pleine forme ! »
Il en faut pourtant de l’énergie quand on décide de s’engager ainsi, d’autant plus pour les femmes qui doivent apprendre à vitesse grand V à s’affirmer, au sein du mouvement, mais aussi dans leurs familles. « Être femme dans un mouvement de révolte, c’est une difficulté », tranche Kty quand on l’interroge sur le sujet. Celles qui ont des familles doivent continuer à assurer l’intendance. Certaines se voient reprocher par leur conjoint le bazar qui règne dans les maisons. Ou le peu de temps qu’elles passent avec leurs enfants.
« Ici, à Saint-Nazaire, on est des grandes gueules, avance Kty. Mais on se fait quand même couper la parole pendant les AG. Il faut s’imposer, c’est clair. » Un peu partout en France, des groupes non-mixtes ont été initiés par des femmes pour prendre confiance et apprendre à s’imposer. Ces « amajaunes », comme elles se sont baptisées, se retrouvent de temps à autre. Dans le nouveau bâtiment que les gilets jaunes squattent au centre de Saint-Nazaire, elles ont prévu d’avoir une pièce rien que pour elles.
Apprentissage de la parole publique
Ces difficultés n’ont jamais dissuadé Stéphanie, Céline et Kty, au contraire. Elles se sont découvertes bavardes, et finalement capables de prendre la parole en public. « Je n’avais aucune expérience en politique, dit Stéphanie. Je ne savais pas ce qu’était une AG. Et les mots se coinçaient dans ma gorge dès que je voulais parler. » « Tu as bien changé », lui glisse Kty avec un regard malicieux.
Aujourd’hui au chômage, Stéphanie touche 800 euros par mois, et son conjoint 1200. Ils ont deux enfants et tirent souvent le diable par la queue. « Ce n’est pas perdu pour tout le monde : les banques se servent sur nos galères ! Entre les agios et les frais, on leur a filé 800 balles en trois mois ! » Pour autant, Stéphanie considère qu’elle fait partie de la classe moyenne. « Ah bon ! », s’étonne Céline. « Bah oui, j’arrive encore à payer mes impôts ! » Et puis, elle est partagée sur l’augmentation du SMIC. « Si tu augmentes le SMIC, tu augmentes la consommation, tu augmentes le capital de ceux qui possèdent les industries de production, donc tu favorises les oligarques. »
« Elle a raison, lâche Kty. Ici, vois-tu, on est libre de penser par soi-même. Si tu prends ta carte dans un parti, ou dans un syndicat, tu suis le mouvement, tu écoutes. Tout est basé sur le langage. C’est codé. Moi, je ne peux pas ». Quand la maison du peuple a été évacuée, Céline, Kty, Monique et Stéphanie se sont senties orphelines. Mais pas découragées pour autant.
« Je ne voterai plus pour le FN »
Avec d’autres gilets jaunes, Stéphanie a monté les « Sourie ion anti gaspi ». Un collectif qui fait les fins de marchés, transforme parfois une partie des invendus, et redistribue ensuite à ceux et celles qui en ont besoin. Des personnes qui dormaient dans leur voiture ont trouvé un toit, d’autres habituées à vivre dehors sont régulièrement invitées à dîner. « J’ai ramené la maison du peuple sur le marché », sourit Stéphanie. Pour elles, plus rien ne sera jamais comme avant.
Leur vision s’est élargie. « Je vois maintenant que ce qui m’arrive est relié au reste du monde, décrit Stéphanie. Je ne regarde plus la télé, je regarde d’un autre œil les personnes qui occupent des logements vides. Avant, je me disais, franchement, squatter c’est abusé ! » Céline a décidé quelques mois après la rentrée de quitter son boulot d’enseignante.
« Si je me barre de l’Éducation nationale, c’est en partie à cause de ce que je vis depuis un an au sein des gilets jaunes. Avant, je n’avais jamais eu la possibilité de mettre en forme ma révolte. À chaque fois que je me sentais en colère, on me disait que je n’étais pas normale. En se regroupant, on a senti notre force. On a vu qu’on était capables de faire plein de choses. Personnellement, je ne me sens plus de travailler au sein d’un système éducatif qui s’intéresse si peu aux enfants qui ont des difficultés. Pire, qui les enfonce. »
De son côté, Stéphanie assure qu’elle ne votera plus pour le FN, devenu RN. « J’ai voté deux fois pour Marine Le Pen. Une fois face à Hollande. L’autre face à Macron. Je voulais que les gens gueulent, sortent de leur torpeur. Mais c’est fini. J’ai beaucoup appris en deux ans. J’ai compris que le FN divise. J’ai surtout compris qu’il est impossible qu’une seule personne représente tout le monde. Impossible. » Elle constate aussi qu’elle n’est plus la même mère, avec le sentiment que ses filles ont grandi, elles aussi, au fil des mois de révolte.
« Le 5 décembre, c’est important que beaucoup de monde se mobilise »
« Elles ont appris à se débrouiller. Elles sont devenues très à l’aise avec les adultes, pour échanger, pour discuter. Ma fille s’est présentée pour devenir écodéléguée dans son collège et lutter contre le gaspillage. » « Personne ne va nous apporter notre liberté sur un plateau, remarque Céline. C’est à nous de nous imposer, de demander. Trop souvent, on finit par être fières d’arriver à tout faire, le boulot, les engagements politiques, les enfants, la maison, alors que l’on s’épuise à cela. »
« Avec les gilets jaunes, on est sorties de notre impuissance », résument-elles d’une seule voix. Et il ne semble pas y avoir de retour en arrière possible, ni pour elles, ni pour beaucoup d’autres. « La preuve, ils n’arrivent pas à asphyxier le mouvement », constate Céline. « Les moins que rien se sont organisés, et cela ne leur plaît pas », pense Monique. « En même temps, on est tellement petits, on n’arrivera à que dalle, soupire Kty. Pour eux, là, qui gouvernent, on est vraiment des gueux. »
Mais Monique n’est pas de cet avis. « Il faut se dire qu’on va y arriver. Le 5 décembre, c’est important que beaucoup de monde se mobilise. Ensuite, il faut aller au-delà, et s’acheminer vers un blocage plus général. Ce qui est important, c’est d’arracher une victoire sur les retraites, pour ouvrir une brèche. » Pour elle, le mouvement des gilets jaunes prouve que l’on peut être solidaires, et s’entraider. À la maison du peuple, il y avait à manger tous les jours, pour beaucoup de monde… « Ça peut marcher ! », répète-elle. « Attention, lui glisse Kty. Tu vas finir par me donner de l’espoir… »
Notes :
[1] Depuis le 1er novembre, c’était 860 euros avant.
Lire aussi :
Gilets jaunes face à la justice : 3000 condamnations prononcées, 1000 peines de prison ferme