Par Jean-Bernard Jolly
Cet article, publié en 2017 dans la revue « Les réseaux des Parvis », conserve une grande actualité.

La faveur dont jouissent actuellement ces deux mots serait suffisante pour qu’on évite de les prendre pour argent comptant. À l’examen, l’un comme l’autre apparaissent comme de redoutables faux semblants qu’il serait préférable de ne pas utiliser. Ils se présentent comme la description neutre de phénomènes sociaux considérés comme allant de soi, des faits dont chacun peut témoigner. Populisme et élite relèvent d’un double biais. Loin d’être neutres, les deux termes apparaissent dans un discours d’extériorité : ce n’est pas moi qui suis populiste, ce n’est pas moi qui fais partie de l’élite. Par là, ils ont d’emblée un sens péjoratif. Mais le second biais est un redoublement de perversité. Ils semblent rendre désirable ce que l’on appelle populisme comme prise de parti en faveur du peuple, et l’appartenance à l’élite, à une élite, comme affirmation de sa valeur. La neutralité fictive de ces mots fait qu’ils ne me désignent pas. Mais ils s’imposent cependant à moi comme répondant de manière fallacieuse à l’aspiration de l’être humain en société. Si le populisme s’impose à moi comme un fait de société, si la dualité entre les élites et les masses rend chacun susceptible d’aspirer à faire partie de l’élite, ne dois-je pas prendre en compte les images qu’ils véhiculent ? Pour sortir de ces faux semblants et mesurer le caractère manipulateur de tels discours, il est hautement souhaitable de les transcrire en termes d’autoritarisme et de tyrannie pour le populisme, et de penser à nouveau la domination sociale à travers la lutte de classes, au lieu de masses et d’élites.
Élites
C’est précisément pour battre en brèche l’analyse marxiste en termes de classes que l’économiste libéral Wilfredo Pareto a introduit dans la description des faits sociaux l’idée d’élite, pour rendre compte d’effets qui ne se réduisent pas aux lois de l’économie classique. À la distinction marxienne fondée sur la possession des moyens de production, il substitue l’idée de l’élite séparée du peuple et le surplombant, elle-même stratifiée en couches hiérarchisées. Se retrouve là une ancienne conception de la société comme superposition d’ordres, dont le système indien des castes et les trois états de l’Europe féodale, clergé, noblesse et tiers-état, sont l’expression. L’anthropologue Louis Dumont a reconnu cette structure dans nombre de sociétés, dépendant comme les nôtres d’un modèle dit indo-européen. L’existence d’élites est ainsi posée comme un fait de nature, une forme d’inégalité inhérente à la condition humaine. Elle se justifie par la force, l’intelligence, la naissance, la richesse, avec souvent une référence sacrale. C’est à l’opposé de la position marxienne qui voit là un fait historique, résultat des rapports sociaux. La « trahison des élites », thème d’un dossier très fouillé de la revue Relations [1], dénonce le cynisme de ces décideurs qui violent les règles du système qu’ils ont pourtant mis en place. Mais la prise de conscience de la corruption ne suffit pas à ébranler le schéma inégalitaire de Pareto. Elle pourrait même le renforcer. Des élites prétendues saines sont supposées prendre la place des élites qui trahissent. Mais la prépondérance d’une élite n’en est que plus assurée. Qu’on l’appelle masse, peuple ou autrement, cet ensemble reste soumis à l’arbitraire de nouvelles élites, qui visent toujours à perpétuer l’ordre social en place dans le déni du droit et de la justice.
Populisme
Si l’on va directement à son contenu, on lit dans le populisme une projection des intérêts des dominants sur les aspirations des dominés. Dans la conjoncture actuelle, marquée par le maintien en place du système financier qui a conduit à la crise de 2008, les dominés n’ont d’autres aspirations que de voir leurs conditions de vie cesser de se dégrader. La crise, on le sait, a eu pour résultat d’énormes transferts de richesses opérés par les États au bénéfice du système financier, et ce au détriment des producteurs de biens réels. Tous les États ont obéi aux injonctions de l’oligarchie des plus riches. Mais sont apparus des mouvements dont les « indignés » ont été les précurseurs. Les États démocratiques, que l’on désignera comme tels d’après le critère de la règle de droit, apparaissent maintenant dans leur impuissance face aux impératifs des financiers. C’est ce que note Jacques Attali pour la France [2], mais les bilans qui sont actuellement faits de la présidence Obama (par exemple dans The Guardian) en témoignent aux États-Unis. Faut-il alors proclamer, comme le fait Thomas Piketty, « Vive le populisme » [3] ? Il s’agit là d’une évidente provocation, et d’un exemple frappant du flou dans lequel on navigue quand on utilise ce terme. Thomas Piketty lui fait recouvrir les extrêmes de l’éventail politique en France, sans d’ailleurs faire allusion au caractère international, probablement mondial, de ce qu’il désigne. L’impasse est ainsi faite sur son caractère trompeur, comme si les mouvements qui en relèvent avaient plus de poids que les « partis de gouvernement » pour aller à l’encontre des intérêts des « marchés ». Les vociférations nationalistes et xénophobes ne suffiront pas longtemps à le dissimuler.
Thomas Piketty retrouve son acuité d’économiste lorsqu’il décrit ce qu’il voit comme la seule manière dont les États modernes soient jamais sortis d’une crise : en épongeant les dettes. Est-ce que le gouvernement autoritaire, dont le populisme est le support puisque le chef inspiré est censé interpréter de manière immédiate les intérêts du peuple, a quelque chance de faire le poids face aux intérêts financiers ? C’est justement l’une des tromperies majeures des pouvoirs autoritaires. Ils se multiplient aujourd’hui à mesure que la contrainte sur les conditions de vie devient plus forte. Les gouvernements les plus fidèles à l’État de droit sont fragilisés parce que le domaine de leur souveraineté est amputé de ses contenus économiques et sociaux. Ils n’osent s’attaquer à la dette publique, car il leur faudrait lutter contre leur asservissement aux intérêts financiers, et son principal instrument. Mais ils sont fragilisés dans un autre sens par les accusations de faiblesse dont ils sont l’objet de la part des tenants de l’autoritarisme, faiblesse censée se manifester surtout au niveau de la force armée, de la police, de la justice. Ce n’est donc pas à l’encontre des puissances économiques que va agir le pouvoir autoritaire. Au contraire il ne peut que les conforter. En cela la perspective d’une « démondialisation » fait partie des trompe-l’œil des autoritarismes. Qu’ils soient de l’est, de l’ouest ou du nord, ils obéissent d’abord aux grands intérêts qui se jouent des frontières, à la faveur de technologies dont la mondialisation se poursuit.
Mafia et guerre
Ce sont deux réalités qui sont déjà à l’œuvre dans les « démocraties terminales » mais qui vont prendre de l’ampleur grâce aux régimes autoritaires, sous leur apparence de réponse aux besoins du peuple. La première est l’importance économique croissante des réseaux criminels [4]. L’effacement de l’État de droit ne peut que leur être favorable, car c’est précisément le droit qui distingue le légitime du mafieux et du criminel. Réduire la liberté de la presse et d’expression, comme le font les pouvoirs autoritaires, revient à dissimuler au plus grand nombre les zones grises ou noires de l’économie de marché. Sur ce terrain aussi, leurs prétentions moralisantes ne sont que de la duperie. Mais la guerre est tout spécialement à l’horizon de l’autoritarisme qui s’avance sous le masque du populisme. C’est l’autre des manières dont les sociétés modernes sont sorties des crises. Les centres économiques et financiers n’ont pas pour la guerre l’aversion que le commerce est réputé lui porter [5]. L’économie de guerre fait prospérer les marchés, selon une logique de destruction de la valeur créée qui élimine la question des débouchés. Les armements deviennent obsolètes et doivent être renouvelés, les munitions sont consommées. Mais si la guerre convient aux intérêts financiers, elle a une connivence plus profonde avec la politique autoritaire, et c’est probablement là que se manifeste le mieux le danger qu’elle représente pour l’être humain, en même temps que le mépris radical qu’elle manifeste à son égard, toujours sous couvert de populisme. L’usage de la force armée est l’un des seuls domaines dans lesquels s’exerce encore la souveraineté des États. L’exaltation nationaliste ne peut que le favoriser. La guerre sous ses formes modernes s’attaque aux populations civiles, à la fois enjeux, acteurs et victimes d’affrontements surtout urbains. Elle use de la terreur aveugle, et la peur ne peut que se diffuser, justifiant les menées tyranniques et les atteintes à l’État de droit. Face à la mafia et à la guerre, il reste à dénoncer inlassablement l’illusion du prétendu populisme, complot sournois contre les peuples, et à résister en masse aux dictateurs fanatiques, qui prétendent renverser des élites déconsidérées pour installer à leur place des oligarchies à leurs ordres. Le seul appui est ce qui reste de l’État de droit, là où la démocratie apparaît à l’état natif comme aspiration, sursaut de l’être humain face à la souffrance infligée par la tyrannie.
Notes :
[1] Revue du Centre Justice et foi, Montréal, novembre 2016.
2] Entretien avec C. Pedotti et S. Bajos de Hérédia, Témoignage Chrétien n° 3706, 1er décembre 2016, p. 55.
[3] Le Monde, décembre 2016, mis à jour le 17 janvier 2017, en ligne sur http://piketty.blog.lemonde.fr/2017/01/17/vive-le-populisme/
[4] Voir les livres de Roberto Saviano, dont Gomorra, 2006, tr. fr. Gallimard, 2007. Saviano publie aussi dans de nombreux journaux.
[5] Pour Jacques Attali (art. cité, p. 56), une guerre mondiale est déjà en cours et tend à se développer
Source : Revue Parvis n° 79 : « La démocratie comme horizon » (mars-avril 2017)
https://www.dropbox.com/s/yk8nthjauxczzl6/Parvis%2079%20La%20d%C3%A9mocratie%20comme%20horizon.pdf?dl=0
On peut lire les numéros anciens complets de la revue en libre accès : http://revueparvis.blogspot.com/2013/10/numeros-complets.html