Un livre explosif : plus de peur que de mal
Par Régine et Guy Ringwald
La vie littéraire aura été chaude, voire agitée, en ce début d’année, au moins au Vatican. Lundi 13 janvier, des extraits d’un livre « Des profondeurs de nos cœurs » paraissent dans Le Figaro, en « avant-première » de la sortie du livre, annoncée pour le 15. Les deux « coauteurs » de cet ouvrage sont connus pour quelques succès de librairie, cela en fera un de plus, mais pas seulement pour cela : l’un est le « Pape émérite » Benoit XVI, l’autre le Cardinal Sarah, connu pour ses positions « préconciliaires ». Une vive polémique, d’ailleurs vite retombée, a conduit à des petits arrangements qui, loin d’éclairer sur ce qui s’est passé, ressemblent à un énorme cafouillage. Il s’agissait évidemment de faire pression sur François, à la veille de la publication de l’exhortation apostolique sur l’Amazonie. François décidera ce qu’il voudra, mais cet épisode ne l’aura sans doute pas beaucoup impressionné.
Le sujet de ce livre : défendre, sans s’embarrasser de nuances, le célibat des prêtres : jusqu’ici rien de bien nouveau, mais… il est cosigné par le Pape Benoît XVI, en principe retiré de la fonction suprême, et il ne sort pas n’importe quand, juste au moment où le pape François s’apprête à publier l’exhortation apostolique consécutive au synode sur l’Amazonie qui pourrait autoriser l’ordination de « viri probati ». Évidemment, cela n’est pas passé inaperçu, les tweets se sont enflammés pour soulever les problèmes qu’implique cette opération.
La guerre des papes n’aura pas lieu
Pour pimenter encore un peu l’histoire, s’engage une polémique, complexe à souhait, sur le rôle qu’aurait vraiment joué Benoît XVI, et sur des allers-retours entre Sarah et Gänswein, le secrétaire personnel de Benoît, qui se trouve être aussi préfet de la Maison Pontificale [1]. À ce double titre, il est maître des visites au pape émérite, et des audiences, publiques et privées, du Pape François. Une position idéale pour arranger un coup tordu, mais aussi pour être pris entre deux feux.
Disons tout de suite un mot de l’éditeur : Nicolas Diat, directeur de collection chez Fayard, éditeur et conseil du cardinal Sarah, il est connu qu’il est bien utile au cardinal pour faire publier ses livres, participer à leur écriture, et en faire la promotion. Ce monsieur est très bien introduit auprès des milieux de droite et un peu plus. Il a été conseiller de Laurent Wauquier, il a publié, entre autres, les livres de la famille de Villiers : Philippe et Pierre (le général). Il est la cheville ouvrière de l’opération qui nous occupe, assisté par Jean-Marie Guénois qui est à la manœuvre au Figaro.
Dès que furent connu le sujet, et publiées quelques pages du livre, les commentaires ont fusé. Ils tournent autour des multiples aspects de ce que révèle, non pas le livre qui ne révèle à vrai dire pas grand-chose, mais l’événement. Le « pape émérite » est sorti du silence auquel il s’était engagé, l’existence même d’un pape émérite est mise en cause. Le pape qu’on dit affaibli a-t-il été manipulé, ou au moins avait-il une claire vision du projet ? La publication de ces textes apparaît comme une manœuvre visant à influencer (on dit « mettre en garde » en langage plus convenable) le Pape François, qui est en train de terminer la rédaction de l’exhortation apostolique devant tirer les conclusions du synode. On se demande aussi qui a pris quelle initiative, qui était au courant de quoi. Tout cela, à l’unisson dans les grands médias, a été répandu en moins d’une journée.
Le 13 janvier, Andrea Tornielli, directeur éditorial du dicastère pour la communication, publiait sur Vatican News un communiqué au ton calme et pondéré, rappelant les données du problème, et la position sans ambiguïté du Pape François en faveur du maintien du célibat. Il fait d’ailleurs remarquer que dans son discours de clôture du synode, il n’avait « en aucune façon mentionné le sujet de l’ordination d’hommes mariés.
De profundis
Deux évêques ont voulu rendre public le fruit de leur éminente recherche, explique la note liminaire de l’éditeur : « la similitude de nos soucis et la convergence de nos conclusions nous ont décidés à mettre le fruit de notre travail et de notre amitié spirituelle à la disposition de tous les fidèles ». Ce livre est écrit « en hommage aux prêtres du monde entier » : thème porteur auprès d’un clergé de plus en plus traditionnel, et qui se sent malmené dans la période actuelle. Les deux signataires affirment agir « dans un esprit d’amour de l’Église et du Pape » et affirment leur obéissance filiale. C’est bien le moins. Ils disent ne plus pouvoir se taire. Selon eux, l’avenir de l’Église catholique est compromis si l’on touche au célibat sacerdotal, l’un de ses piliers. Sur le fond, ce livre ne risque pas de révolutionner les termes du débat.
L’ouvrage est constitué de deux textes, le premier de la main de Benoît XVI, le second du cardinal Sarah. Il comprend aussi une introduction et une conclusion, signées : « Benoit XVI, Cardinal Sarah, septembre 2019 ».
Les deux textes sont de tonalité différente. Celui de Benoît est essentiellement argumenté à partir de l’Ancien Testament, ce qui apportera des arguments à ceux qui pensent que l’Église catholique reproduit le culte du Temple. La partie écrite pas Sarah développe l’idée que le célibat est une composante ontologique du sacerdoce.
Mais ce livre est surtout l’occasion d’attaquer le synode sur l’Amazonie et, au-delà, le chemin synodal allemand. Sarah y dénonce le « vacarme créé par un étrange synode qui prenait le pas sur le synode réel ». Notons que déjà le synode sur la famille avait été qualifié de « synode médiatique ». Mais il est plus spécifique : « Nous avons assisté, ces derniers mois, à une instrumentalisation de la situation de la situation en Amazonie. Les médias, les commentateurs et les autorités morales autoproclamées ont voulu faire pression sur les évêques. Ils voulaient faire croire que le célibat n’est qu’une discipline récente ». Et plus loin : « avec certitude, nous savons que l’ordination d’hommes mariés ou la création de ministères féminins n’est pas une demande des peuples de l’Amazonie. C’est un fantasme de théologiens occidentaux, d’humeur à transgresser. Je suis choqué que le désespoir des pauvres ait été exploité à ce point ». Il s’élève aussi contre le fait qu’un synode, réuni pour traiter des problèmes d’une région, puisse se prononcer sur des questions qui concernent l’Église universelle. Et derrière ce raisonnement, se profile une crainte des résultats qui pourraient venir du chemin synodal dans lequel sont engagés les allemands.
Petits arrangements entre amis
Les suspicions de manipulation qui couraient devenaient gênantes. Le mardi 14 janvier, Jean-Marie Guénois monte au créneau, affirmant l’authenticité du texte de Benoît XVI, confirmée le matin-même, dit-il, par Georg Gänswein. Toujours selon le Figaro, dans la matinée de mardi, le cardinal Sarah a affirmé par communiqué que « le pape Benoît XVI a été clairement informé de ce projet de livre, et qu’il l’a effectivement approuvé dans sa totalité ». Toujours selon Gänswein, repris par Le Figaro, « ce n’est pas un livre écrit à quatre mains avec le pape Benoît XVI, mais c’est un livre avec une contribution du pape émérite ».
Nuance.
Il a ensuite livré aux agences KNA et ANSA une déclaration, citée par Vatican News, où il s’exprime ainsi : «Je peux confirmer que ce matin, sur l’indication du Pape émérite, j’ai demandé au cardinal Robert Sarah de contacter les éditeurs du livre en les priant de retirer le nom de Benoît XVI comme coauteur du livre, et de retirer aussi sa signature de l’introduction et des conclusions. Le Pape émérite savait, en effet, que le cardinal était en train de préparer un livre, et il lui avait envoyé un bref texte sur le sacerdoce en l’autorisant à en faire l’usage qu’il voulait. Mais il n’avait approuvé aucun projet pour un livre à double signature, ni vu, ni autorisé la couverture. Il s’agit d’un malentendu, sans mettre en doute la bonne foi du cardinal Sarah ».
Le cardinal publie, le même jour, sur son compte tweeter, trois lettres émanant de Benoît XVI, retraçant leurs contacts, comme preuve de leur collaboration. Il dit avoir envoyé, le 19 novembre, au pape émérite un manuscrit complet « comme nous l’avions décidé d’un comment accord », avec la couverture, l’introduction et la conclusion communes, le texte de Benoît et son propre texte. Donc une vue complète de l’ensemble.
Ceux qui approchent Benoît pensent que son état de faiblesse ne serait pas compatible avec les versions officielles. Le texte de Benoît partirait en fait d’une note écrite il y a quelque temps sur le célibat sacerdotal, mais qui n’était pas destinée à devenir un livre. Benoît en avait donné connaissance à Sarah qui aurait obtenu de lui un texte plus long et plus fourni. « Eu égard à son volume et à sa qualité », il aurait ensuite décidé de l’utiliser pour en faire un livre. Tout le reste est un montage qui demeure opaque : le but « politique » interne au Vatican aurait-il rejoint un but éditorial ?
Quant aux deux textes réputés signés en communs, l’introduction et la conclusion, il a été reconnu qu’ils n’étaient pas vraiment communs. Sarah et Gänswein se sont mis d’accord sur une transaction : les éditions à venir, et notamment l’édition italienne, devront indiquer « rédigé par le cardinal Sarah, approuvé par le pape Benoît XVI ». Enfin, pour les futures éditions, la couverture, qui présente actuellement deux coauteurs, avec les deux portraits, indiquera « Cardinal Robert Sarah, avec la contribution de Benoît XVI ». D’ailleurs, il a été aussi indiqué que Benoît n’était signataire d’aucun contrat avec l’éditeur. Y a-t-il eu un peu de précipitation du côté des promoteurs ? Gänswein a-t-il pris conscience un peu trop tard de l’effet produit ? Toujours est-il que la polémique a enflé et a assuré au livre une couverture médiatique : la promotion a bien fonctionné.
Deux papes au Vatican ?
En mars 2013, Benoît XVI a souhaité se retirer dans un monastère dans les jardins du Vatican, Mater Ecclesiae. Selon son expression, il allait « gravir la montagne, méditer et prier ». Il avait annoncé « une déférence et une obéissance inconditionnelle » à son successeur, quel qu’il soit. L’initiative que représente le livre apparaît comme une entorse à ce sain, et saint, principe. Lorsqu’il a publié des livres, il avait jusqu’ici signé « Joseph Ratzinger – Benoît XVI ». Il a toujours pris soin de distinguer ce qui tenait à sa propre compétence de ce qui relevait de son charisme magistériel. Il a quelquefois été la caution morale d’opposants à François. Il avait soutenu le cardinal Sarah, notamment en donnant une postface à l’édition anglaise de son livre « La force du silence », écrit en 2016, avec Nicolas Diat. Ce n’est pas la première fois qu’il s’exprime dans un sens opposé à François : en février 2019, à l’issue du sommet sur les abus sexuels, il avait publié un texte sur l’explication de la pédophilie : elle serait liée, non pas au cléricalisme, mais aux remous des années 68, et aux dérives consécutives à Vatican II. Enfin, ceux qui lui rendent visite (triés par Gänswein) sont presque toujours de personnes critiques à l’égard de François. Citons Mgr Livio Melina lorsqu’il fut évincé de la présidence de l’Institut Jean-Paul II.
Lors de l’annonce de la parution du livre « Des profondeurs de nos cœurs », un des premiers mouvements a été de mettre en évidence l’anomalie que constitue la présence au Vatican de quelqu’un qui apparaît comme un second pape. Certes la renonciation d’un pape crée une situation nouvelle. Mais l’appellation de « pape émérite » crée une confusion. L’accession au pontificat n’est pas un sacrement. Un pape qui se retire n’est plus pape, il redevient évêque et cardinal. Voici que Benoît garde le titre de pape, émérite certes, c’est-à-dire n’exerçant plus la fonction, mais pape tout de même. Il conserve, sans doute indûment, son nom de Benoît XVI, la soutane blanche, et il demeure au Vatican. Le risque a déjà été plusieurs fois signalé. Quelqu’un qui avait prévu la difficulté dès l’origine, c’est Hans Küng, une sérieuse référence. Dès la dernière audience de Benoît XVI, en février 2013, il critiquait le fait qu’il reste au Vatican : « il est très dangereux d’avoir un ancien pape résidant à l’intérieur du Vatican ». Il exprimait ses craintes : « Il aura le même secrétaire, Georg… il aura la possibilité d’intervenir en permanence… Si, par exemple, le futur pape déclare nécessaire de discuter du célibat des prêtres, tous ceux qui seront opposés se tourneront vers l’ancien pape ». Le Pape François, lorsqu’il fut élu, a dû évaluer qu’il lui était difficile de légiférer sur le statut de son prédécesseur. Mais comme le cas pourrait bien se reproduire, il faudra traiter la question pour éviter la situation actuelle, ce qui reste délicat tant que Benoît XVI est là.
Jusqu’à quel point enfin, les capacités du pape émérite sont-elles diminuées ? L’homme approche de ses 93 ans. Il est physiquement très affaibli, se déplace difficilement. Beaucoup de ceux qui l’ont approché récemment disent qu’il est plus facilement influençable, qu’il ne peut maintenir son attention plus de quinze minutes. D’autres disent qu’il a toute sa lucidité. Lui-même écrit, dans sa lettre au cardinal Sarah du 20 septembre «je sens toujours plus que mes forces ne me permettent plus de rédiger un texte théologique ». Celle du 12 octobre comporte 3 lignes ½ et la signature est un paraphe réduit à presque rien.
Le jeu de Sarah
Le Cardinal Sarah n’est pas un inconnu. Depuis quelques années, il publie des livres, et donne des conférences pour les présenter. Il a d’ailleurs régulièrement l’occasion de le faire à Paris [2], où il est toujours bien considéré à l’archevêché. De passage à Notre Dame, après l’incendie, il en tire la leçon : « un symbole de la situation de la civilisation occidentale et de l’Église en Europe ». À Rome, il compte parmi les cardinaux et évêques les plus conservateurs, qui rêveraient qu’il soit le prochain pape. Il ne fait d’ailleurs rien pour décourager ses partisans : dire qu’il y pense n’est pas prendre un gros risque.
C’est un brillant sujet : archevêque de Conakry à 34 ans, opposant remarqué au régime de Sékou Touré qui s’en prenait aux chrétiens, il est appelé à Rome par Jean-Paul II, créé cardinal par Benoit XVI en 2010. Conservateur sur toute la ligne : la famille, l’immigration « Vous serez envahis et submergés par des cultures qui n’ont rien à voir avec la vôtre [3] », le culte (messe dos au peuple, communion à genoux et hostie sur la langue). Bien que François l’ait nommé, en 2014, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, il l’a plus d’une fois recadré, notamment sur le rite de la messe et sur les traductions liturgiques. En 2017, le Pape François avait dessaisi la Congrégation du pouvoir de décision sur les textes liturgiques au profit des conférences épiscopales. À ce poste, il est d’ailleurs entouré de prélats plus proches de François. Il atteindra l’âge de 75 ans en juin prochain.
Un épisode qui sert François ?
A-t-on voulu utiliser le pape émérite ? La cacophonie qui a entouré le lancement du livre n’était certainement pas prévue, et les éclaircissements successifs, parfois contradictoires, auront au mieux servi les intérêts de l’éditeur, mais sans doute pas la cause des auteurs.
Il ressort du livre dont nous parlons, et surtout du texte de Sarah, que si le prêtre perd son célibat, il perd son caractère sacré, ce qui le tient « à part ». Or, pour François, le cléricalisme est un défaut majeur de l’institution. Il l’a touché du doigt dans l’affaire du Chili, et de la pédophilie.
Un des points d’attaque de Sarah est le synode sur l’Amazonie, et les prolongements qu’il pourrait connaître en Allemagne. C’est que le combat engagé par les conservateurs contre les orientations de François se révèle concerner particulièrement la conception synodale de l’Église. À partir des propos qui sont tenus sur le synode de l’Amazonie, nous lisons la crainte qu’inspire le « chemin synodal » allemand, regroupant clercs et laïcs, et qui lui aussi, pose, parmi d’autres, la question du célibat des prêtres. Or, l’organisation de la vie de l’Église sous la forme synodale avait été un des acquis de Vatican II. Il avait été réduit à quelques réunions sans suite réelle par Jean-Paul II. En redonnant de la vigueur au synode, en en convoquant plusieurs sur des sujets importants et actuels, François en a fait un des axes de la réforme qu’il veut laisser.
Une guerre est menée sans relâche par les conservateurs contre François. L’exhortation Amoris Laetitia a soulevé des objections de cardinaux qui avaient émis par écrit des doutes (les « dubia ») : un piège. François n’y a d’ailleurs jamais répondu. La dénonciation du cléricalisme ne passe pas auprès des tenants des conceptions traditionnelles. Rappelons les attaques d’une incroyable violence avant l’ouverture du synode sur l’Amazonie. Sur un autre registre, ce sont les propos sur les ravages du capitalisme sauvage, et ceux qui concernent l’accueil des migrants qui sont, au mieux ignorés, parfois directement mis en cause.
François a-t-il gagné, à l’occasion d’un livre mal venu, une bataille, sans avoir eu à la livrer ? Les « assaillants » du jour ont-ils écarté, à leur insu, la menace d’un schisme brandi par les conservateurs ? Pour l’heure, il apparaît que les protagonistes de l’opération d’où Georg Gänswein, jouant double jeu de par la confusion de ses fonctions, ne sort pas grandi, ont au moins donné l’impression de désunion, et qu’ils ont alimenté un embrouillamini qui sombre dans le ridicule. Ce n’est pas fait pour améliorer l’image du Vatican.
Notes :
[1]À ce titre, il organise toutes les audiences du Pape, au cours desquelles il s’assoit à sa droite
[2] Fayard a annoncé sur son site que l’intervention de Sarah, prévue à Vincennes le 24 janvier, a été annulée
[3] Entretien à Valeurs Actuelles
Source : Golias Hebdo n°609
Lire aussi : Après un différend sur son implication, Benoît retire son nom d’un livre sur le célibat des prêtres