François et l’Amazonie : ne pas ouvrir les portes… sans les tenir fermées !
Par René Poujol
Et si la vraie synodalité supposait que le pape ne tranche pas sur tout !
Le Vatican a rendu publique ce 12 février l’exhortation apostolique du pape François Amazonie bien-aimée, qui vient conclure le synode sur l’Amazonie d’octobre dernier. Un texte relativement concis, très « Françoisien ». Une prose qui, sur le fond, incarne à merveille l’engagement du pape François sur l’écologie intégrale, dans la tonalité de Laudato si’ et, sur la forme, est illustrée de nombreuses références littéraires et poétiques comme il nous y a déjà habitués. Le pape y développe quatre « rêves » pour l’Amazonie dont il nous dit combien la portée est universelle : rêve social, rêve culturel, rêve écologique et rêve ecclésial. Concernant ce dernier domaine, il ne reprend pas à son compte les deux propositions « phares » du Document final votées par les membres du synode qu’étaient l’accès au sacerdoce pour des hommes mariés et l’ouverture au diaconat féminin. Mais le pape jésuite le fait de manière si subtile qu’on peut y lire un désir de ne pas injurier l’avenir…
Le drame amazonien nous concerne tous
Le drame à la fois social, écologique et culturel que vivent l’Amazonie et ses peuples autochtones justifie, pour le pape François, un appel à l’indignation qui nous concerne tous. Car le saccage de l’Amazonie, à des fins purement mercantiles, illustre hélas celui, généralisé, de la planète. « L’économie globalisée altère sans pudeur la richesse humaine, sociale et culturelle » de cette partie du globe, comme ailleurs, d’autres régions. Pour le pape François, le cri du peuple d’Amazonie, dont s’étaient fait l’écho les participants au synode d’octobre, est à mettre en parallèle avec le cri du Peuple de Dieu en Égypte tel que rapporté dans la Bible. « C’est un cri d’esclavage et d’abandon qui appelle à la liberté. » C’est pourquoi l’Église, qui porte sa part de responsabilité historique dans la maltraitante dont ont souffert ces peuples, ne peut que se situer aujourd’hui à leur côté, au nom de l’Évangile. Il faut lire ces pages vibrantes qui redisent combien face aux menaces qui pèsent sur notre maison commune (Laudato Si’) « L’intérêt d’un petit nombre d’entreprises puissantes ne devrait pas être mis au-dessus du bien commun de l’Amazonie et de l’humanité entière »
Donner son visage spécifique à cette Église.
C’est dans ce contexte douloureux que se posent les questions relatives à l’évangélisation pour les peuples de l’Amazonie qui « ont le droit à l’annonce de l’Évangile ». Mais, souligne le pape François reprenant le Document final du synode, ils ont le droit que cette annonce se fasse dans le respect « de ce qu’il y a de bon dans les cultures amazoniennes » et « le recueille et le porte à sa plénitude à la lumière de l’Évangile ». C’est assez dire que le travail d’inculturation à engager – ou à poursuivre – doit viser une « harmonie multiforme », capable de donner son visage spécifique à l’Église d’Amazonie, ouvrir à une forme de « sainteté au visage amazonien ». En sachant que « L’Église elle-même s’enrichit de ce que l’Esprit a semé dans cette culture. » Ici comme ailleurs, toute véritable inculturation suppose également une « inculturation de la liturgie » comme y invitait le Concile Vatican II même si, en cinquante ans, peu de progrès ont été faits.
Promouvoir la prière pour les vocations sacerdotales
Sans doute le point le plus délicat de l’inculturation porte-t-il, ici, sur « la manière dont les ministères ecclésiaux se structurent et se vivent ». Le contexte est en effet celui d’un territoire immense, parfois difficilement accessible, réparti sur neuf pays [1] et couvrant une superficie équivalente à onze fois la surface de la France. Le manque de prêtres y est criant. Dans certaines zones reculées, les communautés ne peuvent participer à l’eucharistie que trois à quatre fois par an… Les assemblées dominicales se font donc le plus souvent « en l’absence de prêtre », animées par des laïcs, comme la pratique en a été abandonnée chez nous. D’où l’idée, débattue et validée par les participants au Synode, d’ordonner des hommes mariés parmi les diacres permanents, et d’ouvrir au diaconat féminin.
Dans son exhortation apostolique, le pape François plaide paradoxalement pour une « plus grande fréquence de la célébration de l’eucharistie », dans le même temps où il réaffirme qu’elle est – de même que le sacrement du pardon – du seul ressort du prêtre ordonné. Et qu’il ne reprend pas à son compte l’idée du Document final d’appeler au sacerdoce ministériel des diacres permanents. Ce qui l’amène « à exhorter tous les évêques, en particulier ceux de l’Amérique Latine, non seulement à promouvoir la prière pour les vocations sacerdotales, mais aussi à être plus généreux en orientant ceux qui montrent une vocation missionnaire à choisir l’Amazonie. »
Deux pierres d’achoppement
Sans doute est-ce là la première pierre d’achoppement de ce document. Avec tout le respect que l’on doit au pape François, nous « refaire le coup » de la prière pour les vocations sacerdotales risque fort d’être reçu, ici ou là, avec un certain scepticisme ! Quant à orienter d’éventuels missionnaires vers l’Amazonie cela suppose, comme il le reconnaît lui-même, un défi considérable : « le risque pour les évangélisateurs qui arrivent en un lieu est de croire qu’ils doivent non seulement transmettre l’Évangile, mais aussi la culture dans laquelle ils ont grandi. » Alors même que des diacres mariés autochtones pouvaient précisément apparaître comme naturellement inculturés…
La seconde pierre d’achoppement de ce texte concerne, me semble-t-il, la place des femmes dans l’Église. Certes, le pape François leur rend un vibrant hommage, soulignant combien le maintien de la foi catholique, dans des territoires reculés et en l’absence de prêtre, n’a été possible que grâce à leur courage. Mais en revenir sans cesse à l’image, certes admirable, de Marie n’est sans doute pas la meilleure manière de mobiliser les femmes au service de la mission. Voir dans l’accès à un Ordre sacré (ici le diaconat) un « risque de cléricalisme les femmes » laisse dubitatif. Se pose-t-on la même question pour des candidats masculins au diaconat ou au sacerdoce ? On sait l’hostilité du Vatican et du pape François à l’égard de la « théorie du genre » (en réalité des « études de genre »). Mais si la crise que traverse l’Église a bien pour cause un déficit d’inculturation, l’institution pourra-t-elle longtemps encore ignorer l’aspiration des femmes catholiques, à l’instar de leurs congénères, à une forme d’égalité qui ne se satisfait plus d’un simple discours sur la complémentarité ?
Pour une culture ecclésiale propre, nettement laïque
À quelque chose malheur est bon. Pour tenir compte des spécificités amazoniennes, le pape François plaide dans son exhortation apostolique pour le « développement d’une culture ecclésiale propre, nettement laïque ». Il précise : « Les laïcs pourront annoncer la Parole, enseigner, organiser leurs communautés, célébrer certains sacrements (baptêmes, mariages, sacrement des malades…), chercher différentes voies pour la piété populaire et développer la multitude des dons que l’Esprit répand en eux. » Ce qui, pour le coup, est une évolution dont il faut se réjouir. Et une évolution qui tient plus à la prise en compte du sacerdoce commun des baptisés qu’à la simple urgence à pallier le manque de prêtres. C’est dire qu’il y a là une piste qui vaut aussi pour d’autres Églises, notamment en Europe.
Plaidoyer pour une « harmonie multiforme »
Certains analyseront sans doute que le pape François ne pouvait pas aller plus loin sans prendre le risque de profondes divisions dans l’Église. Et qu’au regard des réformes à venir portant sur l’organisation du pouvoir central de l’Église (la Curie) comme sur le développement de la collégialité et de la synodalité, leur réussite valait bien un repli stratégique. A moins qu’il ne s’agisse là, tout simplement ou également, de sa conviction profonde sur ces deux questions.
À quelques semaines de la publication de cette exhortation apostolique conclusive, la polémique suscitée par la parution du livre du cardinal Sarah, en collaboration avec Joseph Ratzinger – Benoît XVI s’était focalisée sur le célibat sacerdotal que l’on disait menacé… Au point qu’aujourd’hui, certains se réjouissent ouvertement que le pape François se soit rendu à leurs arguments. À cela près que, sauf erreur de ma part, le mot « célibat » n’est pas utilisé une seule fois dans l’exhortation apostolique. Lorsque le pape François y réaffirme que l’Eucharistie et le sacrement du pardon sont du seul ressort du prêtre… il ne précise pas : célibataire ! Il n’est donc pas exclu, explicitement, qu’un jour certains d’entre eux puissent aussi être d’anciens diacres mariés appelés au sacerdoce. Il y a donc loin de la non-validation des deux préconisations synodales (ordination d’hommes mariés et ouverture au diaconat féminin) à leur interdiction.
Dans les premiers paragraphes de son texte, le pape François écrit : « Je ne prétends pas remplacer le Document final du synode ni le répéter (…) Je veux présenter officiellement ce Document qui nous expose les conclusions du synode. (…) Dieu veuille que toute l’Église s’engage pour son application. » Qu’est-ce à dire ? Que dans une perspective de réelle synodalité à promouvoir [2] il serait paradoxal de continuer à attendre du pape qu’il tranche en toutes choses au travers d’une exhortation apostolique. Et qu’au final, c’est bien à l’Église d’Amazonie – comme demain d’autres Églises particulières – qu’il devrait appartenir de faire ses choix pastoraux, donnant forme à une « harmonie multiforme » devenue la nouvelle règle. [3]
Notes :
[1] le Brésil, la Bolivie, la Colombie, l’Équateur, la Guyane, le Pérou, le Surinam, le Venezuela et la Guyane française.
[2] On sait que le dispositif synodal, tel qu’on le connaît aujourd’hui, fut initié par le pape Paul VI pour couper en quelque sorte l’herbe sous les pieds des pères du Concile dont il craignait qu’ils n’aillent plus loin en la matière. On sait également l’intention du pape François de faire bouger les lignes comme il l’a fait, déjà, lors des deux sessions synodales sur la famille, notamment à travers une large consultation des fidèles. On connait aussi son désir de donner plus d’autonomie aux conférences épiscopales de manière à mieux inculturer leur pastorale aux réalités de terrain.
[3] C’est l’analyse que développe Nicolas Senèze, envoyé spécial permanent de la Croix à Rome dans son article.