Cher pape François…
Par Anthony Favier
Depuis la renonciation du pape Benoit XVI, tu avais apporté un vent de fraîcheur dans le catholicisme. Venu du Sud, tu avais d’autres références, d’autres priorités et une autre vision de l’Église catholique. Faire vivre l’option préférentielle des pauvres, remettre en bonne marche une Curie dispendieuse et frondeuse, quelques formules bien tournées sur les catholiques qui ne doivent pas se reproduire « comme des lapins » ou les pasteurs qui doivent avoir « l’odeur du troupeau » avaient, à juste titre, attiré l’attention sur toi et l’Église.
Avec toi, remballés Benoît XVI, sa restauration liturgique, son processus de réconciliation avec les instituts traditionalistes, ses « points non négociables », qui avaient conduit à des mobilisations anti-genre et anti-mariage pour tous ainsi que donné un regain de force aux conservateurs catholiques… On pouvait croire, à la lecture de certaines de tes interviews, que l’obsession moralo-sexuelle de tes deux prédécesseurs s’était un peu estompée. Tu avais réhabilité le travail de discernement et estimé que, sur certaines questions, le « temps l’emportait sur l’espace » élargissant la vision catholique habituelle sur certains problèmes éthiques.
Il y eut également ta phrase « Qui suis-je pour juger [les personnes homosexuelles] ? » au retour des JMJ de Rio, quelques gestes d’apaisement à l’égard du monde LGBT (des entretiens, un coup de fil à un jeune homme) mais surtout les deux synodes sur la famille. Aujourd’hui, certes après « un chemin de pénitence », il est possible pour les divorcés-remariés de retrouver la table de communion. Au pire de la crise des abus, dans une lettre au « Peuple de Dieu », tu dénonçais vertement le « cléricalisme » qui gangrénait les communautés. Bref, un air neuf rentrait dans l’Église.
Bien entendu, certaines choses, on ne voulait pas les voir ni les entendre. Avoir dénoncé le risque d’un « machisme en jupe », alors que l’Église catholique romaine repose sur le monopole masculin du pouvoir aux postes les plus importants de décision, était-ce vraiment pertinent, cher François ? Au retour de la rencontre mondiale des associations familiales catholiques de Dublin, tu avais conseillé un « psychiatre » aux parents qui découvraient l’orientation sexuelle de leurs enfants, donnant lieu à ton premier gros pataquès de communication. J’étais le premier embêté sur les plateaux télé. « C’est une déception qui ne doit pas nous faire oublier le chemin parcouru » affirmais-je alors. Tu avais également pris parti contre les « manuels scolaires français », les voyant gangrenés par l’ « idéologie du genre », sombre avatar, version années 2010, de la « théorie du genre » des années 2000… Mais, après tout, ton charisme, ta bonhommie et ta façon nouvelle de gouverner l’Église pouvaient nous faire fermer les yeux sans trop insister.
Puis, tu as appelé à un synode sur l’Amazonie, thème qui te tenait à cœur, en tant que Latino-américain sensible aux écarts de richesse qui touchent ton continent d’origine. La « synodalité », cette façon si catholique de faire rentrer l’esprit démocratique dans la gouvernance sans le dire explicitement, tu l’avais voulue, demandant même aux pères synodaux de s’exprimer librement et de travailler en conscience lors des réunions à Rome.
Un rapport final envisagea d’inculturer la liturgie, bien entendu, mais, chose nouvelle, les « ministères ». Ce fut un coup de tonnerre. Les évêques amazoniens, des religieuses également, des laïcs avaient osé demander de revoir l’organisation des tâches cléricales. Paul VI avait pourtant dit non en 1967, un synode également en 1971, ne parlons pas des pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI qui avaient verrouillé toute possibilité de faire évoluer l’organisation des ministères ordonnés. Mais on se prenait à rêver à voix haute. Dans certaines circonstances, si le plus important est de célébrer la messe, n’est-il pas acceptable d’ordonner des hommes capables pour le faire en Amazonie, même s’ils sont mariés ?
Des chausse-trapes avaient été posées sur ton chemin. Des fanatiques nord-américains avaient jeté des statues amazoniennes de la Vierge Marie dans le Tibre dénonçant le nouveau culte à la « Pacha Mama » que tu aurais voulu installer dans l’Église. Je ne parle pas du cardinal Sarah qui commença à vouloir jouer la basse tactique de l’opposition du pape émérite contre le pape en fonction avec l’aide d’éditeurs peu scrupuleux. Mais les catholiques d’ouverture t’avaient aussi tendu la main, les catholiques allemands en premier lieu et avec courage. Durant leur propre « synode », en décembre, leurs principaux représentants s’étaient prononcés pour l’évolution des ministères. En France, les hiérarques n’eurent pas la même audace mais le petit peuple des paroisses t’aurait très sûrement suivi avec joie et reconnaissance.
Et, nous avons découvert hier matin, Querida Amazonia, l’ « exhortation apostolique post-synodale » : le texte papal qui confère à un synode l’autorité suffisante pour qu’il ait le statut d’enseignement légitime dans l’Église romaine. Certes, on ne peut être que touché par le « rêve » fait pour l’Amazonie : un rêve de justice, un rêve d’écologie, un rêve d’une société respectueuse des cultures de chacun accueillant le Christ. Il y a cette ouverture, déjà faite dans Laudato si, à une écologie qui décentre l’homme de lui-même et de son productivisme pour lui faire comprendre que Dieu est présent partout à sa création. Mais tu décides de ne pas trancher sur « l’inculturation des ministères ». Pis, tu en reviens à cette théologie johanno-paulinienne, ratzingérienne, celle qui triompha lors de l’année du prêtre de Benoît XVI et son mot d’ordre « alter Christus » : celle d’un prêtre, homme célibataire, seul à même de pouvoir être « configuré » au Christ.
Appeler à ne pas tout penser à partir des prêtres, assurément, tout en sauvant, une nouvelle fois, le système clérical : voilà ce que tu as fait. Et les paragraphes sur les femmes : elles ne peuvent s’abaisser aux ordres… bien entendu, on la connaît cette rhétorique. Certains députés démocrates chrétiens en France le disaient dans l’entre-deux-guerres : « ne vous mêlez pas de politique, vous méritez mieux que ça ». Les hommes se configurent au Christ, les femmes à la Vierge. Ai-je mal compris, petit alors, lorsqu’on me menait à Lourdes : Marie n’est-elle pas, pour tous les croyants, la « première en chemin » selon le cantique un peu niais, mais assez juste, que l’on chantait ? Tu as finalement choisi de ne pas choisir, laissant en rase campagne, ceux qui avaient cru en toi et plaçaient en toi leur espoir.
Cette décision, prophétique, tu aurais pu la prendre. Mais, en suspens depuis des décennies, enlisée dans l’après-concile, pape après pape, tu n’as pas voulu la prendre. Peut-être que, finalement, un pape est-il un prêtre comme bien d’autres, attaché à la survie de sa corporation, davantage que de la vaste Église des laïcs sans ordre ni grade ? Ton rêve est assurément beau pour le cœur de l’Amérique latine. Mais on aurait aimé que dans le Tibre, pour une fois, se jette un peu d’eau du Rhin avec celle de l’Amazone pour le bien de tous les catholiques.
Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:D%C3%BClmen,Kirchspiel,_St.-Jakobus-Kirche–2015–_5620.jpg