Déconfiner les églises ou déconfiner l’Église ?
Par René Poujol
Et si la reprise du culte n’était finalement que l’arbre qui cache la forêt !
Le gouvernement n’a donc pas accédé à la demande des évêques de France de rouvrir les églises au culte à partir du 11 mai. Ce n’est que le 2 juin prochain qu’elles pourront – sans doute – accueillir à nouveau les fidèles pour des offices, tout en respectant les gestes barrière exigés, là comme ailleurs, par la lutte contre la pandémie de coronavirus. En formulant cette demande, à l’issue de leur Assemblée plénière de printemps du 24 avril, vécue en mode visioconférence, les évêques se faisaient les porte-parole d’une partie des fidèles et du clergé, exaspérés d’être durablement tenus à l’écart de toute vie sacramentelle. Les médias se sont fait un large écho de cette requête des évêques à propos de laquelle on peut s’interroger : était-elle légitime, opportune, signifiante ?
Une demande légitime
Le Conseil permanent le rappelle dans son communiqué du 28 avril par lequel il prend acte de la décision de report de l’ouverture des églises au culte pour le 2 juin : « La liberté de culte est un élément constitutif de la vie démocratique. » Dans notre pays de laïcité, nul n’est contraint dans son appartenance ou sa non-appartenance religieuse. Mais il n’est pas illégitime d’interpeller les Pouvoirs publics lorsque les conditions mêmes de l’exercice d’un droit constitutionnel semblent remises en question. Jusqu’au 11 mai, la Conférence des évêques de France et une large majorité de prêtres et fidèles ont « joué le jeu » d’un confinement qui s’appliquait à tous les domaines de la vie économique et sociale. Même si, ici ou là, on a vu et entendu, quelques minorités plaider que les droits de Dieu devaient prévaloir sur les lois de la République. Et que, pour les croyants, la foi valait tous les gestes barrière dans la protection contre le virus… Terrible aveuglement !
Mais à partir du 11 mai, le prolongement du confinement pour le culte devenait plus difficile à justifier. On ne voit guère en quoi la présence de quelques dizaines de fidèles dans une église serait, sanitairement, plus problématique que celle de clients dans une grande surface. Sauf à apporter la preuve que passer trois quarts d’heure assis, à distance de son voisin, sur une chaise soit plus pathogène que de déambuler pendant le même laps de temps entre les rayons d’un super marché… Quant à mettre l’urgence sur la seule relance de l’économie – alors même que notre modèle est fortement questionné par la crise – c’est considérer qu’un retour au statut de producteur-consommateur suffirait à redonner sens à la vie de tout un chacun. Et représenterait à nouveau pour notre société un horizon indépassable. Ce qui soulève bien des objections.
Une opportunité qui fait débat
Pour légitime qu’elle puisse paraître, la demande des évêques était-elle pour autant opportune ? En formulant cette revendication indépendamment des autres communautés : protestants, juifs ou musulmans, les évêques ont pu donner le sentiment de vouloir forcer la main des Pouvoirs publics, au bénéfice des seuls catholiques ! Et l’on peut imaginer, sans grande difficulté, qu’une acceptation de la part du gouvernement, alors même que les musulmans célèbrent le mois du Ramadan jusqu’au 23 mai, eut été source d’incompréhension ou de difficultés dans un contexte sanitaire tendu. Comment « contenir » le désir des musulmans de fêter l’Aïd selon leurs traditions religieuses et culturelles, si les catholiques étaient autorisés à déconfiner leurs propres lieux de culte ? Passer cette nécessaire solidarité par pertes et profit pose réellement question ! [1]
Un second malaise est venu du fait que cette demande des évêques ne pouvait se prévaloir de l’assentiment unanime des fidèles. Elle ne pouvait donc que nourrir, là comme ailleurs, une division toujours dommageable. On le sait, il y a deux lectures complémentaires du Jeudi saint qui, depuis toujours, nourrissent deux sensibilités, parfois antagonistes, au sein du peuple chrétien. Les uns mettent prioritairement l’accent sur l’Eucharistie, ce qui justifie aujourd’hui la revendication d’une reprise rapide du culte ; les autres sur le lavement des pieds, ce « sacrement du frère » qui n’exige, lui, aucun clergé, aucun lien hiérarchique aux évêques, aucun contexte liturgique ou cultuel.
L’image d’une institution de type ecclésiastique, portant par priorité les revendications des clercs.
Les mouvements d’Église qui incarnent cette dimension « charitable » ou de simple solidarité – parfois vécue par des chrétiens dans d’autres structures non-confessionnelles – sont le plus souvent animés par des laïcs. Beaucoup aiment se référer à la Lettre à Diognète, texte anonyme du deuxième siècle où il est dit, à propos des premières communautés : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes. (…) Ils habitent les cités grecques et les cités barbares suivant le destin de chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et le reste de l’existence, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur manière de vivre. » Bien des militants chrétiens y nourrissent leur conviction que l’urgence du moment est à témoigner d’abord de leur commune appartenance à une même société plurielle, en souffrance, plutôt qu’à formuler des revendications communautaires, si légitimes soient-elles.
Or, la déclaration des évêques a pu donner l’impression que seule la première « vision » eucharistique du Jeudi saint était prise en compte. Certes, leur communiqué du 24 avril stipulait qu’ils entendaient également « l’urgence que tous ceux qui le peuvent puissent s’impliquer davantage auprès des plus pauvres. » Mais les lois de la communication étant ce qu’elles sont, il était évident que les médias retiendraient de leur propos la seule demande de réouverture des églises au culte. Les protestations plus récentes d’un certain nombre d’évêques, en réaction à l’annonce du Premier ministre, arguant de leur inquiétude à pouvoir « tenir leurs troupes » ne peuvent que renforcer cet aspect des choses. Tout cela donne de l’Église, une fois encore, l’image d’une institution d’essence ecclésiastique portant par priorité des revendications cléricales ou cultuelles.
« De nouvelles manières de faire Église ont été inventées. » François Euvé
Au moment où chacun s’interroge sur « l’après », pour mieux signifier qu’il devra être différent du passé, cette précipitation à « rouvrir le culte » peut également donner le sentiment de vouloir simplement renouer avec les habitudes passées comme s’il y avait là la vérité immuable de la Tradition. Comme si ces mois de confinement n’avaient été que privations et souffrances. Alors même que beaucoup témoignent combien cette épreuve, certes douloureuse et déstabilisante, a aussi représenté une expérience spirituelle d’une grande richesse, creusant en eux un « désir de Dieu » qui, comme tout désir, suppose une part de renoncement consenti – ici l’accès à l’eucharistie – sauf à se transformer en besoin.
Beaucoup ont rouvert les Évangiles… Certains ont fait la découverte, notamment pendant la Semaine sainte, de ce que pouvait être une liturgie vécue en famille. Des baptisés se sont donné les moyens de commenter ensemble la Parole de Dieu, par échange de courriel ou sur Skype là où ils avaient l’habitude de se retrouver dans une salle paroissiale… De nombreux prêtres ou diacres ont su trouver les moyens de rester en lien avec leurs paroissiens [2]. De partager avec les uns et les autres : prière, méditation sur les textes de la liturgie, réflexions puisées ici et là dans les médias ou sur les réseaux sociaux sur le sens profond de l’expérience présente, appel à vivre des solidarités sans enfreindre les consignes sanitaires… Des petites communautés « virtuelles » se sont constituées, des réseaux se sont structurés comme ailleurs dans le monde, à d’autres époques, où des chrétiens ont su s’adapter aux circonstances.
Dans les jours qui viennent, le prolongement du confinement des lieux de culte, jusqu’au 2 juin, pourrait voir jaillir d’autres expériences comme des « messes à domicile » suggérées notamment par l’évêque de Grenoble [3] dont le père Yann Vagneux, prêtre des Missions étrangères sur les bords du Gange, rappelle, sur son compte Facebook, qu’elles sont le quotidien de sa mission, après avoir été l’expérience commune des premières communautés chrétiennes [4]. Autant d’expériences dont il faudra savoir faire le bilan. Dans un billet publié sur les réseaux sociaux, le jésuite François Euvé, rédacteur en chef de la revue Études interroge : « Comment tirer profit de ce qui a été vécu individuellement ou collectivement pendant ce temps de confinement ? De nouvelles manières de faire Église ont été inventées, non pas à partir d’un programme préétabli, mais, ce qui est beaucoup plus intéressant, à partir de ce que l’Esprit a pu inspirer sur le moment aux personnes. »
Ces églises fermées : un signe d’espérance que Dieu nous envoie ?
Et puis, comment occulter que d’ici l’été, la crise économique et sociale prenant le relais de la crise sanitaire, notre pays va être confronté à une forme d’effondrement dont seule l’ampleur nous échappe vraiment. Comment les chrétiens vont-ils se rendre fraternellement proches de toutes les personnes en souffrance ? N’est ce pas là cette Église « hôpital de campagne » que le pape François appelait prophétiquement de ses vœux au lendemain de son élection ? Qui peut imaginer que cette réalité nouvelle, succédant à des mois de confinement « spirituel » ne vienne pas mettre à mal quelques vieux schémas ecclésiaux qui sont encore les nôtres ?
Dans un autre texte publié sur le site de l’hebdomadaire la Vie, qu’il faudrait citer en son entier, un prêtre et sociologue Tchèque, le père Thomas Halik interroge : toutes ces églises fermées ne sont-elles pas, paradoxalement, un signe d’espérance que Dieu nous envoie ? Et s’il invitait les fidèles à le rejoindre dans le monde, cette Galilée nouvelle où le Christ nous précède ?
Il écrit : « Pourquoi avons-nous pendant si longtemps attribué cette évolution (la déchristianisation) à des influences externes (“le tsunami séculier”) au lieu de comprendre qu’un autre chapitre de l’histoire du christianisme arrive à son terme et qu’il est temps de se préparer pour un nouveau ? (…) Dans le monde, le nombre de “chercheurs” augmente à mesure que le nombre de “résidents” (ceux qui s’identifient avec la forme traditionnelle de la religion et ceux qui affirment un athéisme dogmatique) diminue. (…) Nous pouvons, bien sûr, accepter ces églises vides et silencieuses comme une simple mesure temporaire bientôt oubliée. Mais nous pouvons aussi l’accueillir comme un kairos – un moment opportun “pour aller en eau plus profonde” dans un monde qui se transforme radicalement sous nos yeux. Ne cherchons pas le Vivant parmi les morts. Cherchons-le avec audace et ténacité, et ne soyons pas surpris s’il nous apparaît comme un étranger. Nous le reconnaîtrons à ses plaies, à sa voix quand il nous parle dans l’intime, à l’Esprit qui apporte la paix et bannit la peur. »
Bref, plus qu’au déconfinement de nos églises, c’est au déconfinement de l’Église elle-même que nous sommes invités. Là est l’urgence. C’est sur ce chantier que nous attendons une parole prophétique de nos évêques. L’Église d’Allemagne a su s’engager dans un processus synodal plein de risques et de promesses. La conscience amère de leurs désaccords dissuadera-t-elle les évêques de France d’oser un tel dialogue, libre, généreux et ouvert avec l’ensemble des baptisés ? Alors même que « l’après » – c’est-à-dire l’avenir – de notre humanité commune est à construire ?
PS. Trouver dans l’expérience, douloureuse, mais riche de ce confinement, des raisons d’approfondir notre présence au monde, voilà une convictions partagée, dans un autre texte publié par La Croix et signé avec cinq amis : Guy Aurenche, ancien président du CCFD-Terre solidaire, Laurent Grzybowski, journaliste et chanteur, Monique Hébrard, ancienne journaliste à Panorama, Jean-Pierre Rosa, ancien délégué général des Semaines sociales de France et Gérard Testard, ancien président de Fondacio [5].
Notes :
[1] (note de la rédaction) Lire aussi : Déconfiner les cultes le 11 mai en plein milieu du ramadan ?
[2] Les familiers des réseaux sociaux ont assisté à une floraison de retransmission de messes de prêtres, face à la caméra, ou de longues expositions d’ostensoirs, ce qui ne semble pas sans problème.
[4] Sur sa page Facebook, il écrit : « Depuis des siècles, les missionnaires sont allés de lieux reculés en lieux reculés et ont célébré la messe dans les maisons avec des petites communautés rassemblées… A Bénarès, je célèbre rarement l’eucharistie quotidienne avec plus de 5 personnes. A partir du 11 mai, les rassemblements de 10 personnes sont autorisés en France. Cela fait grosso modo deux familles chaque jour pour un prêtre ; 14 en une semaine, et ainsi de suite… et on multiplie cela par le nombre de prêtres volontaires. Ainsi, en attendant le 2 juin de réunir toute la communauté, la plupart des chrétiens auront déjà reçu l’eucharistie. Ce sera juste le retour à l’Église des origines et la “Domus ecclesiae” dont nous avons entendu récemment le récit dans les Actes : “Chaque jour, ils rompaient le pain dans les maisons, ils prenaient leurs repas avec allégresse et simplicité de cœur” (Ac 2, 46). Qui a dit jadis que la France était une terre de mission? »
Source : http://www.renepoujol.fr/deconfiner-les-eglises-ou-deconfiner-leglise/
Illustration : le Tintoret, le Lavement des pieds, détail
Voici un dossier qui reprend cet article et une série d’autres sur ce thème
https://georgesheichelbech.blogspot.com/2020/04/deconfiner-les-eglises-ou-deconfiner.html