La paternité spirituelle
Dans son numéro de février, la revue Études publie un entretien avec Patrick C. Gougeon et Jean-Pierre Winter, qui pose « la question des titres à reconnaître aux ministres de l’Église catholique, dans la mesure où ils ont pu semer le trouble et participer aux différentes formes d’abus de pouvoir. »
Nous en publions ici ce court extrait.
Comment comprenez-vous les paroles de Jésus qui dit : « Ne vous faites pas appeler ni rabbi ni père » ?
Jean-Pierre Winter. : Ces paroles de Jésus sont pour nous d’une actualité brûlante. Je reprends la traduction d’André Chouraqui : « Alors Jésus parla aux foules et à ses adeptes. Il dit : “Sur le siège de Moshé siègent les Sopherîm et les Peroushîm. Donc, tout ce qu’ils vous disent, faites-le et gardez-le. Seulement, ne faites pas selon leurs œuvres. Oui, ils disent et ne font pas. Ils lient des charges lourdes et les imposent sur les épaules des hommes ; mais eux-mêmes ne veulent pas les mouvoir de leurs doigts. Ils font toutes leurs œuvres pour être remarqués par les hommes. Oui, ils gonflent leur tephilîn, ils rallongent leurs tsisit ; ils aiment la première place dans les dîners, les premières stalles dans les synagogues, les salutations dans les marchés et à être appelés par les hommes rabbi” » (Matthieu 23, 2-7). C’est exactement à cela qu’on a affaire avec les pères qui sont en cause aujourd’hui dans les abus pédophiliques. C’est intéressant du point de vue clinique parce que, si le père est entendu par l’enfant charnellement, d’un point de vue signifiant, avec toutes les confusions que cela suppose, à ce moment la pédophilie dans l’Église est plus grave que la pédocriminalité à l’école ou dans le sport parce que, du coup, cela devient un inceste. La pédocriminalité dans l’Église est incestueuse et c’est la raison pour laquelle elle est dramatique. Ce n’est pas seulement l’hypocrisie qui existe dans toutes les religions, et qui consiste à dire « Faites ceci » et ne pas le faire soi-même. Là, le signifiant fait en sorte que la relation devient – gravement – incestueuse. La perturbation et les conséquences psychiques sont beaucoup plus graves. Un gamin qui se fait tripoter par un professeur, cela peut certainement pourrir sa vie sexuelle ; mais un enfant ou un adolescent qui se fait incester par un prêtre, c’est sa vie entière qui est détruite. Et il ne le sait pas. C’est tellement grave qu’on préfère l’ignorer, qu’on n’a pas de mots pour le dire. L’omerta règne dans toutes les institutions (scolaires, religieuses, etc.), mais, dans l’Église, il s’agit encore d’autre chose, à savoir, comme dans les familles, l’inceste est protégé. Tout le monde est au courant, personne ne veut rien savoir, car, faute de mots, pour le dire, on ne sait pas qu’on sait. Il faut des années de thérapie pour que ça émerge. Il faut la confiance transférentielle et, quand vous avez perdu foi dans l’humain à cause de ce que vous avez vécu sans savoir que vous l’aviez vécu, vous ne renouez pas les fils du jour au lendemain. Vous allez d’abord vérifier que vous pouvez dire ce dont vous avez envie à quelqu’un qui n’est pas là pour condamner ou pour pardonner. C’est la raison pour laquelle, me semble-t-il, il faudrait en finir avec cette idée que des prêtres se fassent appeler « pères ». D’autant plus que cette nomination imprègne toute la société.
Source : https://www.revue-etudes.com/article/la-paternite-spirituelle-24146