Par Daniel P. Horan [1]
C’est un refrain commun, que j’ai souvent entendu (et moi-même énoncé) au cours des six dernières semaines de confinement par la pandémie : « Je n’aurais jamais pu imaginer quelque chose comme ça ! » C’est un sentiment qui me semble parfaitement logique. Notre réalité actuelle est difficile à anticiper dans sa particularité – selon des épidémiologistes qui prédisent réellement de telles réalités pour la vie – et confond même les esprits créatifs de brillants romanciers comme Stephen King.
En réfléchissant en ce sens et en analysant ces dernières semaines, j’en suis venu à considérer l’importance de l’imagination et son absence dangereuse dans notre Église et dans le monde d’aujourd’hui.
Le monde dans lequel nous vivons maintenant est devenu, à bien des égards, profondément réaliste ; nous nous sommes concentrés sur les faits (et les mensonges se faisant passer pour des faits), réduisant l’évaluation des connaissances à des tests standardisés et n’offrant que des réponses binaires à des questions nuancées qui apparaissent dans un contexte compliqué que l’on ignore ou sous-estime souvent. À son tour, nous avons collectivement perdu la capacité de voir un autre monde, une autre façon, le monde réel, une meilleure façon. Le cynisme a réprimé l’élan et l’incrédulité a augmenté face au changement.
On rejette généralement la faculté d’imagination comme étant puérile ou peu sérieuse, ou une perte de temps spectaculaire réservée à ceux qui ont le luxe de perdre du temps. Il arrive qu’on nous dise que l’imagination est pour les rêveurs, les paresseux, les immatures ou les «types créatifs», autre catégorie rejetée aussi facilement que les «milléniaux» ou autres groupes qui « ne comprennent tout simplement pas » la supériorité du point de vue des centres de pouvoir social, politique et ecclésial.
Cependant, je suis de plus en plus convaincu que l’imagination est notre seul espoir. C’est la seule voie à suivre vers un monde meilleur qui semble impossible à atteindre, mais qui n’est en fait possible qu’avec Dieu et uniquement concevable qu’avec notre imagination. Ce n’est pas seulement un passe-temps frivole. C’est un élément absolument sérieux et essentiel pour notre bien-être collectif.
L’imagination est nécessaire à l’empathie, la créativité, la connaissance et la résolution de problèmes. Comme le résume la Stanford Encyclopedia of Philosophy :
Imaginer, c’est représenter sans viser les choses telles qu’elles sont réellement, véritablement et subjectivement. On peut utiliser l’imagination pour représenter des possibilités autres que l’actuel, pour représenter des temps autres que le présent et pour représenter des perspectives autres que la sienne. Contrairement à la perception et à la croyance, imaginer quelque chose ne nécessite pas que l’on considère que ce quelque chose est la réalité. Contrairement au désir ou à l’anticipation, imaginer quelque chose ne nécessite pas que l’on souhaite ou s’attende à ce que quelque chose soit la réalité.
Malheureusement, à une époque où on décourage l’imagination — ou du moins on ne l’accueille ni ne l’encourage dans nos diverses sphères de vie – la suprématie de la confirmation et du maintien du statu quo règnent en maître, nous poussant toujours vers notre avenir entropique. Dans une certaine mesure, je crois que c’est ce que le chroniqueur du New York Times, Ross Douthat (avec qui je suis souvent en désaccord par ailleurs), veut dire quand il décrit notre âge comme étant celui de la décadence.
La crise actuelle de l’imagination a limité notre horizon conceptuel, nous empêchant, en tant que société, d’envisager puis d’actualiser d’autres façons d’être dans le monde. Ceux qui n’ont pas d’imagination fonctionnelle résistent aux initiatives audacieuses, créatives et, oui, imaginatives proposées pour répondre à l’inégalité économique croissante et au changement climatique mondial, entre autres réalités périlleuses. Les efforts imaginatifs comme le Green New Deal sont souvent rejetés d’emblée pour précisément cette raison.
De même, les solutions aux nouveaux problèmes qui sont soulevés à la suite de la pandémie du coronavirus semblent insaisissables, précisément parce que nous avons perdu, en tant que société, la capacité de penser de manière créative au risque de paraître désynchronisés ou déconnectés de la réalité. Il nous faut de l’imagination ; la seule réponse est l’engagement avec la capacité de considérer ce qui était inconnu et de faire naître ce qui n’a jamais été. Ceux qui ont un peu d’imagination active, comme ces dirigeants nationaux et locaux assez courageux pour risquer de mécontenter leurs électeurs par les inconvénients vitaux des fermetures économiques et des distanciations sociales, ont montré que quelque chose que nous n’avions jamais fait auparavant est en effet possible et nous mettent face au défi d’imaginer d’autres façons d’exister pour le bien commun.
Mais la crise d’imagination ne frappe pas seulement le domaine séculier de la culture et de la politique, elle empêche également le travail du Saint-Esprit dans l’Église. Pour autant que l’imagination humaine est une fonction cognitive, elle est aussi spirituelle.
Au cours des deux derniers mois, nous avons vu les réponses bancales des évêques et autres dirigeants d’église aux circonstances sans précédent qui affectent le fonctionnement ordinaire de l’ecclesia. La diffusion en direct de liturgies, l’offre de ressources spirituelles en ligne, la connexion à distance avec les paroissiens et de nombreux autres efforts expérimentaux ont reflété la nécessité de réfléchir avec imagination à une nouvelle façon de vivre notre foi.
Et pourtant, ce n’est pas la pandémie qui a créé ce problème. Elle n’a fait que mettre en relief la crise de l’imagination dans l’Église en raison du besoin quasi universel d’abandonner de nombreuses pratiques pastorales traditionnelles, au moins pendant un certain temps.
De même que certains souhaitent maintenir le statu quo des centres de pouvoir politique dans la société, il y en a dans l’Église qui ont un fort intérêt à faire avancer un programme théologique au mieux sans imagination et au pire réactionnaire.
Nous avons vu récemment cette dynamique se manifester dans les débats houleux autour du Synode des évêques sur l’Amazonie de 2019, de façon générale et en particulier sur des sujets comme ordonner plus facilement les hommes mariés dans l’Église latine et admettre les femmes au diaconat. Certains dirigeants d’Église et penseurs ne peuvent imaginer une autre façon d’être. Et cela a étouffé la réception possible de l’orientation et de la direction du Saint-Esprit.
S’il y a un défi devant lequel cette pandémie devrait nous mettre en tant qu’Église – en particulier ceux d’entre nous qui ont la distinction et la responsabilité d’une vocation de théologien dans l’Église – c’est de penser de façon plus imaginative. Ce n’est pas un appel clairvoyant au relativisme ni un libre-tout sans ancrage dans la refonte de la foi et de la morale. C’est plutôt un rappel sobre que toutes les contributions les plus importantes de la théologie – fides quaerens intellectum (« foi cherchant à comprendre ») comme le décrit saint Anselme – ont été au cours des siècles le résultat d’une réception audacieuse et imaginative de l’inspiration de l’Esprit.
Le théologien Garrett Green a plaidé pour un retour à « l’imagination fidèle » dans son livre perspicace de 2000 Theology, Hermeneutics, and Imagination: The Crisis of Interpretation at the End of Modernity. Il explique :
Il est temps de reconnaître sans excuse (dans les deux sens du terme) que la religion – toute religion, y compris la chrétienne – parle le langage de l’imagination, et que le travail de la théologie est donc d’articuler la grammaire de l’imagination chrétienne. La théologie doit devenir imaginative – encore une fois, dans les deux sens du terme – car elle doit se comprendre pour parler le langage de l’imagination, et elle doit poursuivre sa tâche avec une créativité imaginative: bref, elle doit articuler la grammaire de l’imagination chrétienne avec imagination !
Tout comme nous sommes maintenant confrontés à la tâche peu enviable d’imaginer un nouveau monde – une société post-pandémique – nous devons également accepter la tâche d’imaginer une Église post-pandémique. Cela peut sembler et se sentir différent de ce que nous savions autrefois, mais le Dieu vivant reste ferme et le « Seigneur et donneur de vie » s’approche pour renouveler non seulement la face de la Terre (Psaume 104), mais aussi la face de l’Église. Il n’y a pas de retour en arrière.
Prenons donc au sérieux l’admonestation post-pascale du Seigneur ressuscité « n’ayez pas peur » et reprenons la tâche qui nous attend. Tout comme notre action pastorale doit refléter la créativité dont le peuple de Dieu a si désespérément besoin, de même notre théologie doit être imaginative pour le bien de l’Église et du monde.
Note :
[1] Daniel P. Horan est un frère franciscain et professeur adjoint de théologie systématique et de spiritualité à la Catholic Theological Union de Chicago. Son livre le plus récent est Catholicity and Emerging Personhood: A Contemporary Theological Anthropology.
Source : https://www.ncronline.org/news/opinion/faith-seeking-understanding/we-are-suffering-crisis-imagination-church-and-world?clickSource=email
Traduction : Lucienne Gouguenheim