De la fraction du pain à la messe
Par Antoine Duprez
Ces quelques réflexions limitées sur des textes bibliques cherchent à mieux comprendre l’origine de l’Eucharistie et son évolution dans l’Église catholique. Elles rejoignent des études de théologiens récents (1) selon lesquels, en s’inspirant des pratiques et représentations des sacrifices de l’Ancien Testament, l’Église catholique est passée progressivement de la fraction du pain à la messe. Car, même si elle n’en a pas repris en détail les pratiques et les rites, elle s’est inspirée de leur esprit et de leurs valeurs. Elles devraient être complétées par des recherches historiques sur la liturgie.
Du Premier au Second Testament
Les sacrifices de l’Ancien Testament et leur rituel sont minutieusement décrits dans les livres du Lévitique et des Nombres. Ces textes révèlent en partie la nature de la religion de l’Ancien Testament (2) ; ils sont animés par une logique commune : Dieu est le Tout Autre, le Saint, Inaccessible qu’on ne peut voir sans mourir. Il se manifeste dans un lieu sacré, la Tente de Réunion et plus tard le Temple, au milieu de manifestations, éclairs, orages destinés à frapper de terreur le peuple rebelle et impur ; seuls les prêtres, de la tribu de Lévi, descendants d’Aaron, séparés de l’ensemble du peuple, peuvent l’approcher. Leur mission principale est d’offrir les sacrifices et d’assurer les rites liturgiques, ainsi que les lois de pureté et d’impureté. Pour cela, ils vivront entièrement par et pour le culte. Quant au peuple rebelle, il vit à l’écart, en état d’impureté rituelle, particulièrement pour les femmes à cause de leurs « impuretés » menstruelles (3).
C’est toute cette religion, avec son sacré, ses rites fondés sur la séparation « pur /impur » que Jésus refusera : il n’est lui-même ni prêtre, ni scribe, ce qui lui enlevait toute autorité dans le domaine institutionnel religieux. Même s’il a pu fréquenter les sectes baptistes, il s’en est très vite séparé ainsi que des communautés esséniennes, très légalistes. Son Dieu et son message s’écartent aussi de ceux du baptiste, dont le Dieu de colère venant faire justice n’est pas le Dieu de tendresse pour les « tout petits » que Jésus annonce.
Jésus est un prophète itinérant. Il annonce la venue imminente du royaume de Dieu dans lequel les notions de pur et d’impur sont remplacées par la pureté du cœur et la générosité envers les frères, notamment les plus pauvres… Il appartient non à la lignée sacerdotale, mais à la lignée des prophètes qui annoncent le Royaume de Dieu sans vouloir instaurer une nouvelle religion. Toute son attitude et son enseignement proclament qu’il n’y a ni nourriture, ni animaux, ni, à plus forte raison, des personnes, pures ou impures. L’amour du Père s’adresse à tous les hommes. Il noue des relations privilégiées avec des « impurs », femmes, publicains, malades…
On a un écho indirect de cette prédication de Jésus dans sa comparution devant le sanhédrin, où il est accusé de vouloir détruire le temple, et surtout dans le jugement d’Étienne qui sera accusé par les scribes et les anciens d’avoir prétendu que Jésus, ce Nazaréen, détruirait ce lieu-ci et « changerait les usages que Moise nous a légués » (Ac 6,14), ce qui englobait les rites et le personnel du temple.
Le livre des Actes des Apôtres relate le tsunami mental que vivra la première communauté chrétienne, notamment lors de la rencontre de Pierre et de Corneille (Ac. 10). Pierre entend cette révélation inouïe : « aucune nourriture, à plus forte raison, aucune personne ne sont impures ». L’amour du Père, par l’Esprit, s’adresse à tous les hommes. Le récit doit être répété cinq fois pour que cette vérité extraordinaire (« Dieu ne fait acception des personnes ») soit admise par Pierre et la première communauté. Sous la pression des judaïsants, Pierre fera vite marche arrière. Paul devra le reprendre sévèrement, lui reprochant de trahir une expérience chrétienne fondamentale.
Le dernier repas de Jésus
Quelle était l’intention de Jésus en partageant la Cène ? Aucun exégète sérieux ne peut répondre avec certitude à cette question. Mais parler de « l’institution de l’Eucharistie » oriente déjà inconsciemment dans le sens de la pratique actuelle de l’eucharistie, après des siècles de querelles et de définitions dogmatiques.
Même si ce dernier repas était proche de la Pâque juive, plusieurs exégètes pensent que la dernière Cène de Jésus n’était pas un repas pascal « car il n’y a pas d’allusions à la liturgie pascale, on ne parle pas d’agneau ni d’herbes amères qui doivent être servies à cette occasion ; il n’y a pas de rappel rituel de la sortie d’Égypte » (4). Par ailleurs le repas pascal étant le repas le plus important de l’année pour les familles juives, il aurait été impensable que les grands prêtres passent la nuit à condamner Jésus. C’est donc un repas d’adieu, certainement un repas solennel qui n’était peut-être pas réservé aux seuls apôtres.
Par la fraction du pain, le célébrant, souvent le chef de famille, transmettait à ses convives la bénédiction de Dieu. D’où le scandale pour les scribes et pharisiens, quand Jésus partageait le pain avec des publicains et des pêcheurs.
On ne peut reconstituer les paroles exactes de Jésus, tant elles ont été reprises et enrichies par les liturgies eucharistiques des différentes communautés chrétiennes dont elles sont la source. Mais selon J.P.Meier, le logion de Mc 14, 25 (« Amen je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu’à ce jour-là, où je le boirai de nouveau dans le royaume de Dieu ») permet de remonter à une parole authentique de Jésus, prononcée lors du dernier repas. Sa conviction est fondée sur la pluralité de sources et surtout sur le critère de discontinuité. « Il n’a rien à voir avec la christologie, la sotériologie et l’eschatologie de la première génération chrétienne » (5).
Jésus y annonce sa mort prochaine. C’est son dernier repas de fête ; le prochain sera dans le Royaume de Dieu. Il a conscience d’un constat d’échec : ceux à qui il avait annoncé l’amour du Père l’ont refusé et vont le supprimer. Cependant, il garde un sentiment indéfectible de confiance en son Père. « Il est convaincu que sa cause est la cause de Dieu et que, par conséquent, malgré sa mort et son échec personnel, Dieu justifiera finalement sa propre cause et son prophète, en l’établissant dans son royaume et en le faisant siéger au banquet final où il boira de nouveau le vin de la fête. La prophétie en Marc 14, 25 est donc un ultime cri d’espoir de Jésus dans lequel il exprime sa confiance en Dieu qui va faire venir son royaume, malgré la mort de Jésus. Finalement ce qui est au centre de la foi et de la pensée de Jésus, ce n’est pas lui-même, mais bien le triomphe final de Dieu quand il viendra exercer sa souveraineté sur sa création et son peuple rebelle. Pour tout dire, ce qui est central, c’est le royaume de Dieu » (6).
Dans ce logion, Meier relève que Jésus ne s’attribue aucun titre messianique ni aucun rôle dans le triomphe final du royaume. Ce n’est pas lui qui sauve les autres de la mort, mais c’est lui qui a besoin d’être arraché à la mort, par Dieu. Meier ne trouve aucune relation entre la mort de Jésus et la venue du royaume, aucune allusion au caractère de sacrifice expiatoire de la mort de Jésus et encore moins d’affirmations explicites de sa résurrection et de son exaltation ou de sa parousie. « Non seulement Jésus n’est pas le médiateur qui permet aux autres d’accéder au banquet eschatologique, mais rien n’indique qu’il bénéficiera d’une place spéciale à ce banquet, même en tant qu’hôte. Sa place est simplement à la table du festin pour y boire du vin, sauvé rien de plus, rien de moins. Même la dimension communautaire ou ecclésiologique est absente du logion ; aucune référence particulière n’est faite aux disciples et à leurs relations à Jésus… C’est un réconfort que Jésus s’adresse à lui-même plutôt qu’à ses disciples… Jésus attendait impatiemment la venue future du royaume de Dieu et il a continué de l’attendre même à la fin de sa vie » (7).
Il n’est pas surprenant que Mathieu ait modifié cette parole non christologique en remplaçant « le royaume de Dieu » par « le royaume de mon Père » et en ajoutant « avec vous » (Mt 26, 29) pour le vin nouveau et ainsi montré le lien entre Jésus et ses disciples.
Meier rappelle le danger d’anachronisme en prêtant à Jésus et à la communauté primitive des représentations théologiques qui sont les nôtres. Jésus a été le prophète du Royaume que Dieu allait instaurer de façon imminente et qui était déjà présent en la personne de Jésus, par ses paroles et ses gestes d’accueil et de guérison pour tous les hommes, notamment les plus pauvres, les exclus et les malades. Dans ce contexte, La Cène est le dernier repas d’un condamné qui partage ce dernier repas avec ses amis. Elle rappelle tous les repas pris ensemble, ainsi que les repas bibliques d’alliance, et annonce le banquet eschatologique. En demandant à ses amis de faire mémoire de lui, il leur demande de partager sa foi dans l’amour du Père, la venue du Royaume. Il les presse à continuer ce que lui a initié et qu’ils ont commencé avec lui : annoncer et célébrer la Bonne nouvelle de l’Évangile, en servant les frères, jusqu’au don de sa vie. Malgré le désespéré de la situation, il garde toute confiance en son Père et leur Père.
La mémoire du dernier repas du Seigneur dans les premières communautés, puis chez les catholiques
Lors de la résurrection, les disciples feront l’expérience d’une présence inouïe de Jésus, notamment au cours de repas. Dès lors, le mémorial de la Cène deviendra un haut lieu de la présence du Ressuscité. Très vite, Paul met l’accent, non plus tant sur l’annonce de la Bonne Nouvelle du Royaume et sur les gestes et paroles de Jésus que sur le messager lui-même : « Jésus Christ est Seigneur », message universel de salut pour tous les hommes.
L’Eucharistie semble avoir été l’un des endroits où une évolution a été le plus élaborée par la reprise de la théologie juive du sacrifice et du rituel du temple. La théologie catholique eucharistique s’est centrée en grande partie sur le sacrifice, sous l’influence des rites de l’Ancien Testament et des liturgies sacrificielles juives (8). Au cours des siècles, les théologiens ont cherché à définir cette présence dans l’Eucharistie avec le risque de la matérialiser dans des concepts explicites. Le quatrième concile de Latran (1215) puis le concile de Trente (1545-1563) ont défini le dogme de la transsubstantiation. La présence réelle dans les espèces eucharistiques du pain et du vin, consacrées seulement par un prêtre, lui-même consacré, agissant « in persona Christi » est devenue un enjeu majeur lors du schisme de Luther. Cette insistance sur la matérialité des choses s’est faite, sans doute, au détriment de celle sur la présence du Christ agissant au sein de la communauté chrétienne vivante par l’Esprit de l’amour de Dieu et de l’amour des frères.
Cette approche sur la dynamique de l’interprétation pose la question de l’écart qui existe entre les textes de l’Évangile, nos représentations théologiques actuelles et nos pratiques liturgiques. Il est normal et heureux que l’homme de toute époque cherche à comprendre et à interpréter ce qu’il reçoit des traditions antérieures, en fonction des représentations et de la culture de son époque, à condition d’en garder conscience. La question qui se pose, en constatant cet écart, est : « et après ? ; Est-ce progrès ou déviation ? Où est la vérité d’un texte d’Évangile ? Relative, ou absolue ? ». Lourdes questions que j’aimerais prolonger avec vous, dans un prochain article…
Notes :
(1) J.Moingt, L’Esprit du Christianisme, Paris, 2019 ; J.-S. Spong, Jésus pour le XXIe siècle, Karthala, 2015.
(2) Le plan du Lévitique est un révélateur parfait de l’ancienne religion : il décrit le rituel des sacrifices (Lev. 1-7), l’investiture des prêtres issus de la tribu de Lévi (Lev 8-10) chargés essentiellement du rituel des sacrifices, de faire observer les règles du pur et l’impur (11 – 15). Le début du livre des Nombres (1-5) suit la même logique : le recensement du peuple, avec une part toute spéciale aux Lévites consacrés exclusivement à Dieu –leur rôle durant l’Exode sera uniquement de s’occuper de la Tente de Réunion. (Nb 1-4). Au chapitre 5, ordre est donné d’exclure du peuple tous les impurs, et pestiférés, car comme Dieu est saint, le peuple doit être saint, rituellement parlant
(3) Un exemple frappant : les règles concernant l’oblation de la jalousie (Nb 5,11ss) en cas de soupçon d’infidélité de la femme pour le mari. L’inverse n’est pas mentionné.
(4) J.-A. Pagola, Jésus, Approche historique, Cerf, 2012, p.337.
(5) J.- P.Meier, Un certain juif Jésus, t. 2, p 257. Meier est convaincu de l’historicité de ces paroles. Pour lui, elles ont très probablement été prononcées par Jésus au cours du dernier repas. Rares sont les logions sur lesquels il s’engage aussi nettement pour des critères de discontinuité qui peuvent étonner. Aussi ses conclusions méritent d’être largement citées : « Marc 14,25 reflète des conceptions christologiques, sotériologiques, eschatologiques (ou leur surprenante absence) qui sont incompatibles avec presque tous les courants de la tradition chrétienne primitive, mais qui se comprennent parfaitement dans la bouche du Jésus historique ».
(6) J.-P. Meier op. cit., p. 256.
(7) J.-P. Meier op. cit., p. 257.
(8) Cf J.Moingt, L’Esprit du Christianisme, p.230 ss. et J.-S. Spong, Jésus pour le XXIe siècle. Cet auteur montre l’importance de la liturgie juive pour la compréhension de Jésus : Jésus est la nouvelle Pâque, et l’agneau sacrifié comme cela se fait au Yom Kippour.