Par Alain Durand

« Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : que nous soyons humains envers les humains, qu’entre nous demeure l’entre-nous qui nous fait homme. » Est-ce un hasard de lecture ou plus réellement une remontée en moi des profondeurs, je ne sais, mais cette phrase de Maurice Bellet sonne puissamment en ce temps où le racisme est vigoureusement dénoncé : « Black lives matter. » Et pourquoi donc, les vies noires comptent-elles ?
Oui, il est urgent de dire qu’elles comptent précisément parce qu’elles ne comptent pas ou pas souvent ou si peu. Pourquoi comptent-elles ? Pour la raison la plus simple et la plus fondamentale qui soit : les Noirs sont des humains. Ils sont des humains comme tous les Blancs. Ils le sont au plus profond d’eux-mêmes, plus radicalement que toute couleur de peau, que tout accent dans le langage, que toute façon de se coiffer, de rire, de chanter ou de pleurer. Ils le sont plus profondément que la beauté de leur culture, que leurs traditions familiales, que leur réussite scolaire ou universitaire. Ce qui fait que leur vie, comme la nôtre, n’a pas de prix, c’est leur humanité, c’est-à-dire l’humain de leur humanité. Tant que le regard ne perçoit pas l’humain de l’humanité de l’autre, la place est libre pour toutes sortes de dérives dans les rapports entre hommes. Qui méconnaît l’humanité d’autrui méconnaît simultanément la sienne propre. L’humain ne se départage pas, s’il n’est pas reconnu en tel ou tel autre, il est simultanément méconnu en soi-même. Pourquoi cette méconnaissance de l’humain ? Un ressort incontestable du racisme, n’est-il pas ce mécanisme par lequel j’accède d’autant plus aisément à l’estime de moi-même que je rabaisse autrui en le jugeant inférieur ? Notre ego trouve une immense satisfaction à s’estimer supérieur à autrui, à considérer que le différent est aussi l’inférieur. Et ce phénomène se renforce considérablement, échappe en quelque sorte à toute fragilité individuelle en devenant collectif. Car le racisme n’est pas seulement d’individu à individu, mais bien avant tout de collectif à collectif, de la « race blanche » à la « race noire ». C’est avec tous ceux que je reconnais comme mes égaux que je discrimine et rabaisse ces autres qui ont en commun une autre couleur de peau. Le racisme est d’autant plus confortable pour le raciste qu’il est inconfortable pour la victime. La couleur de la peau n’est jamais qu’un prétexte.
Il y a sans doute bien d’autres façons, plus savantes, plus techniques d’interpréter le racisme, mais je pense que la méconnaissance de l’humain dans l’autre homme est la source de tous nos maux. Cette méconnaissance ne prend pas seulement le visage du racisme, mais aussi celui de l’exploitation d’autrui, du mépris de classe, de la dénégation des droits des pauvres, du dédain intellectuel pour les parlers populaires, du rire stupide face à des traditions différentes, etc. Oui, l’ignorance de l’humain présent en l’autre est la source de tous nos maux. Simultanément, elle indique que j’ignore l’humain de ma propre humanité. C’est pourquoi la lutte contre le racisme est une lutte pour la délivrance de tous. Le raciste méconnaît la richesse de son humanité autant qu’il méconnaît celle de l’autre. Les deux sont inséparables. Se surestimer soi-même et sous-estimer l’autre vont de pair. Un même processus n’est-il pas à l’œuvre quand des jeunes (prétendument) hétérosexuels et fiers de l’être décident d’aller tabasser des homos afin d’affirmer leur supériorité ? Racisme homophobe… En réalité, il ne s’agit pas seulement d’accueillir l’autre quel qu’il soit, mais de se mettre à sa place pour comprendre la souffrance qui naît du mépris et de l’exclusion qui le frappe. Se mettre à la place de l’autre ? C’est une démarche très difficile, un but jamais atteint entièrement. Ce n’est sans doute pas très différent de l’accueil de l’autre, de l’exercice de l’hospitalité à son égard. Mais il y a aussi cette autre façon de faire qui consiste à épouser le mode de vie de l’autre jusqu’à se changer physiquement dans sa chair et son mode de vie et de devenir réellement semblable à l’autre pour comprendre sa vie, sa souffrance. C’est le chemin qu’a voulu suivre John Howard Griffin, ce Nord-Américain qui a d’ailleurs vécu quelques années en France. Il a fait le choix de changer de couleur de peau en subissant un traitement médical et il est allé vivre ainsi la condition des Noirs dans plusieurs états du Sud des États-Unis.

Cette aventure me fait aussi penser à celle de la journaliste Florence Aubenas, expérience sans doute moins onéreuse physiquement, mais tout aussi profonde, lorsqu’elle fit le choix de vivre la condition d’une femme pauvre, passant de petits boulots en petits boulots, vouée à une précarité quotidienne. Les deux sont ensuite revenus à leur condition de vie antérieure et ont mis par écrit leur expérience : Dans la peau d’un Noir pour John Howard Griffin et Le Quai de Ouistreham pour Florence Aubenas. Les deux ont accepté de plonger dans l’inhumain de l’humain pour comprendre et révéler aux autres la condition des humiliés.

Il s’agit à mes yeux, dans les deux cas, d’une expérience christique, quelles que soient les convictions religieuses de ces deux auteurs. Cette expérience est en effet structurellement christique, car elle consiste à renoncer – fût-ce pour un temps – à sa propre condition pour vivre celle de l’humilié. J’ai bien conscience, ne fût-ce qu’à regarder ma propre façon confortable de vivre, qu’un tel choix est tout à fait exceptionnel, mais il fait sens pour ceux qui acceptent d’en recevoir le témoignage. Si la foi est incompatible avec un comportement raciste, c’est bien parce qu’elle nous sollicite d’épouser le comportement même du Nazaréen qui s’est fait l’égal de tous, non pas en devenant un homme universel et abstrait, mais en choisissant la condition humiliée de l’esclave (Philippiens 2, 7 parle bien d’esclave, « doulos », et non pas de serviteur comme on le traduit officiellement dans la liturgie). Qui n’accueille pas la victime refuse d’accueillir le Christ. Chaque fois qu’un Noir est victime de racisme, ce sont les traits du Nazaréen qui sont défigurés. N’oublions pas non plus que la Bible demande plusieurs fois à Israël d’accueillir l’étranger parce que « vous avez été vous-mêmes esclaves au pays d’Égypte » (Deutéronome 15, 15). L’accueil de l’étranger s’enracine dans l’expérience de l’avoir été soi-même. La mobilisation contre le racisme s’enracine, sinon dans l’expérience d’en avoir été soi-même une victime, du moins dans une attitude de compassion, mot puissant qui signifie « pâtir avec » : la compassion est ce qui rend mienne la souffrance de l’autre.
L’Église, du moins à ma connaissance, ne possède plus d’esclave aujourd’hui. Ce ne fut pas toujours le cas. Le temps est enfin venu de la repentance et de l’hospitalité. Les Jésuites nord-américains confessent publiquement avoir détenu des esclaves jusqu’en 1838, année où ils ont vendu 272 esclaves, hommes, femmes et enfants, pour payer leur dette d’un collège du Maryland. Chez les Dominicains, le Père Labat, missionnaire, explorateur et botaniste, est non seulement un défenseur de l’esclavage dans les Caraïbes à la fin du XVIIe siècle, mais il possède lui-même des esclaves. Inversement, l’histoire de l’Église ne manque pas depuis des siècles de dénonciations vigoureuses de ce même esclavage. Aujourd’hui, elle refuse plus globalement toute forme de racisme. Le primat anglican Justin Welby vient de déclarer : « Le racisme est une insulte à Dieu : nous devons tous prendre notre part pour éliminer ce fléau de l’humanité. » Il y a des formes d’exploitation d’autrui – que l’on pense aux conditions de travail et de vie des ouvrières du textile au Bangladesh par exemple – qui sont des formes modernes d’esclavage. Nous en profitons tous lorsque nous allons nous vêtir à bon marché dans les grandes surfaces. Pour finir, relisons ces paroles d’Isaïe 1, 17 : « Recherchez le droit, mettez au pas l’oppresseur, rendez justice à l’orphelin, défendez la cause de la veuve. »
Source : Golias Hebdo n°630

Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:A_Human_Right_Is_To_Love.jpg