Le grand théologien qui vient de nous quitter, à l’âge de 104 ans, laisse une œuvre impressionnante et les nombreux groupes auxquels il portait une grande attention, et qu’il a tant aimé rencontrer, un peu orphelins.
Les éditions Temps Présent ont publié en 2010 « Croire quand même – Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme » et en 2018 « L’esprit du christianisme » que beaucoup considèrent comme une sorte de testament. ( Voir le communiqué de l’éditeur)
En 2007, la revue « Réseaux des Parvis » lui avait consacré le dossier de son n° 33 (consultable sur le site de la revue : http://revueparvis.blogspot.com/2013/10/numeros-complets.html)
Nous publions ici des extraits de sa présentation et du long interview qu’il avait donné aux rédactrices de la revue, Huguette Charrier et Lucienne Gouguenheim.
Présentation du dossier
Joseph Moingt entre chez les Jésuites en 1939. Il a 24 ans. La guerre interrompt son noviciat et plus encore cinq années de captivité, dont la plus grande partie dans les camps polonais. Il sort de cette épreuve déterminé à « quitter le passé et vivre en avant. »
Aujourd’hui, à 92 ans, son œuvre théologique présente une cohérence remarquable. Pourtant elle est faite de questionnements, de rencontres et d’amitiés diverses. Le théologien entend les questions de la modernité et les fait siennes. Il ressent, lui aussi, « le désarroi des croyants et même des théologiens devant la rigidité des formulations dogmatiques ». L’enseignant revendique, pour lui et pour les autres, le droit de chercher. Parce que la foi, pour être vivante, doit être pensée.
Après une thèse de patristique sur Tertullien (éditée en 1966-68), il enseigne la théologie dès les années 50 à la Faculté jésuite de Lyon-Fourvière, puis à l’Institut catholique de Paris jusqu’en 1980, et enfin au Centre Sèvres de Paris.
Les événements de 68 ont été pour lui « un grand ébranlement qui lui a ouvert les yeux sur ce qui se passait dans la société ». Dès ce moment il ne cessera de tenir ensemble la démarche scientifique en théologie et l’écoute « des gens ». D’une part les livres, la revue Recherche de Science religieuse, qu’il dirige de 1968 à 1997, et d’autre part les rencontres, les conférences et sessions diverses, en osmose. Ou encore une rigueur rationnelle qui ne fuit pas l’émotion mais s’en nourrit peut-être.
L’œuvre écrite et la parole vive. Si bien que, de l’étude comme de l’entretien familier, chacun revient à soi plus libre, plus léger, plus intelligent.
Ce qu’on pourrait appeler « la charité de l’intelligence ».
J’ai cherché la réponse à la question : est-ce que je puis croire sans mettre ma raison à la porte ? (Extraits)
En pensant à l’ensemble de votre œuvre, pouvez-vous rétrospectivement repérer les rencontres et circonstances qui vous ont interrogé, stimulé ?
La rencontre de la modernité. Certes, la modernité, je l’avais étudiée dans mes cours de philosophie. J’avais pu me poser des problèmes, mais cela restait purement intellectuel. Le triomphe d’une pensée sécularisée, son retentissement sur la vie et la pensée de l’Église, l’effacement de l’Église, la disparition progressive de la religion ; cela je ne m’en suis rendu compte que plus tardivement.
Après la guerre, quand je suis rentré d’Allemagne, les noviciats étaient pleins et je crois savoir qu’à cette époque-là on a encore construit des séminaires : il y avait beaucoup de rentrées, ce qui masquait le phénomène de la raréfaction sinon de la disparition de la croyance.
Quand a paru l’ouvrage des abbés Godin et Daniel France pays de mission ? avec un point d’interrogation, on espérait encore que ce n’était pas vraiment le cas.
J’ai pris conscience lentement de la donnée de ce point d’interrogation. Pas à Fourvière où il y avait beaucoup d’étudiants, et une certaine pratique religieuse à cette époque autour de nous.
J’ai fait cette rencontre progressivement quand j’ai quitté Fourvière pour Paris, dans un milieu moins protégé et aussi quand j’ai circulé davantage dans les régions.
Ressentiez-vous déjà une espèce d’écart entre la foi des gens, leur culture et l’institution ?
Oui, par exemple à travers mes contacts avec beaucoup de laïcs qui étaient mes étudiants à l’Institut catholique, en formation C ; et beaucoup étaient motivés par le fait que leurs enfants, qui étaient même de grands enfants, abandonnaient leur pratique religieuse et même la foi ; ils voulaient savoir comment ils pouvaient rattacher leurs enfants à la foi religieuse. À ce moment-là aussi j’ai pris des contacts très habituels dans une paroisse de la banlieue parisienne où j’allais régulièrement et où j’étais confronté avec tout le mouvement de laïcs dans l’Église, qui demandaient à être appelés à davantage de responsabilités, qui faisaient entendre leurs critiques à l’égard de l’institution hiérarchique.
Et alors j’ai fait la rencontre de l’aumônerie catéchuménale, dès les années 1970 ; j’ai eu par elle des relations suivies qui ne se sont interrompues qu’à une époque tout à fait récente. Et là j’ai eu affaire à des aumôniers.
Au début, il n’y avait presque que des prêtres ; ensuite il n’y avait presque plus que des laïcs et même des femmes qui intervenaient de façon majoritaire. Et c’est au contact de ces personnes-là, qui avaient la responsabilité de la formation des jeunes qui fréquentaient encore l’église, que j’ai pu voir non seulement les questions qui se posaient, mais aussi comment la transmission ne se faisait plus. Voilà les facteurs qui m’ont le plus aidé.
Ce constat vous a-t-il déstabilisé personnellement ?
Non, je n’ai pas été déstabilisé par cela. Je l’ai été davantage dans mon travail de théologien, et dans mon travail de directeur de revue. Je devais m’emparer des problèmes qui se posaient, ne pas les aborder dans une perspective strictement apologétique [science théologique qui se propose de démontrer la rationalité des dogmes] ou dogmatique de défense de la foi, mais aller au fond des problèmes et voir notamment les réformes de structure qui devaient s’imposer à l’Église, mais aussi les réformes du langage dogmatique. J’ai abordé beaucoup de questions profondes de la foi ; mais je ne les ai jamais abordées sans qu’elles se posent. Il fallait qu’elles viennent. Non pas que je trouve d’abord comment y répondre, mais comment moi je me les posais.
Un penseur musulman, Al Jaliz, a écrit : « Cinquante doutes valent mieux qu’une certitude. » Au terme de votre œuvre, avez-vous des doutes ?
Si on entend par doute une hésitation qui s’installe, je dirai que, au terme, non, je ne peux pas dire que j’en ai. Si on entend par doute une question qui se pose, alors, non seulement j’en ai, mais je pense que les vraies questions de la foi, ce sont des questions auxquelles chaque génération de chrétiens devra répondre.
Au terme de mon œuvre, je me repose les mêmes questions. C’est seulement dans un certain discours que les questions s’éclairent ; elles n’ont pas d’éclairage en dehors de ce discours. On doit mettre ensemble, en connexion, la tradition de l’Église et la pensée moderne ; la vie dans l’Église et la vie dans le monde ; les questions que se posent les chrétiens aujourd’hui, les laïcs chrétiens, les questions qu’on se pose partout dans le monde.
Un doute ne se résout pas par des certitudes. J’ai dû me débarrasser d’un certain nombre de certitudes qui étaient fausses, qui ne tenaient pas à la réflexion. Donc, petit à petit, ma foi s’est délogée des certitudes sur lesquelles elle pouvait s’appuyer auparavant ; elle devient une espérance. Mais une espérance sensée, réfléchie ; une espérance qui va de pair avec l’espérance que j’ai dans la marche de l’humain.
Et Dieu sait s’il faut aussi de la foi pour croire au salut de l’humanité ; je ne parle pas du salut religieux de l’humanité, mais d’une réussite de l’humanité comme humanité ; il faut une grosse espérance pour cela ; et je ne peux pas séparer l’un de l’autre ; donc, ma foi repose sur l’espérance du Royaume de Dieu, mais je n’entrevois pas cet avenir du Royaume de Dieu en dehors d’un avenir de l’humain. C’est une espérance, mais jamais une certitude. Pour moi, la foi n’est jamais ça. Je me dis : qu’est-ce qu’il en sera de l’Église à la fin de ce siècle ? Ou même simplement dans 50 ans ? Je ne sais pas. Peut-être qu’elle aura disparu de la surface de la planète. C’est possible ; il y a tellement de religions puissantes qui ont disparu, ces religions dont on admire les beaux restes dans l’Orient quand on va à Baalbek par exemple : rien n’est garanti pour l’Église d’échapper à un avenir semblable ; ce que je crois et espère c’est que l’Évangile, lui, ne disparaîtra pas. Je ne mets pas au même niveau l’Évangile et l’Église comme institution.
Et les questions de nos contemporains ?
Ce n’est pas tellement les questions des autres qui m’ont tracassé : ce sont les miennes.
Je n’ai pas cherché à répondre à des difficultés, à des questions que des gens se posent parce qu’ils n’ont pas assez d’instruction, ou parce que leur foi est fragile. Moi, j’ai cherché à répondre à mes propres questions, à mesure que je prenais au sérieux l’incroyance.
Je ne vois pas comment un chrétien aujourd’hui ne peut pas se sentir interrogé par ce vaste phénomène d’incroyance qui nous entoure. Il faudrait vraiment se boucher les oreilles ou alors il faudrait mettre son intelligence à la porte. Quand j’ouvre une revue un peu savante ou intellectuelle, je le fais avec la formation que j’ai reçue ; il faudrait que je mette tout ça à la porte quand je lis les encycliques des papes ou même quand je lis un texte de la tradition ancienne ?
Donc il faut penser la foi.
Si on cessait de penser la foi, elle disparaîtrait. Parce que ce qu’on dira n’aura aucune résonance dans l’esprit des gens. C’est pour ça que, pour moi, la philosophie est importante, partout dans mes réflexions.
Je remonte aux philosophes qui ont formé la pensée moderne. Même des gens qui n’ont jamais entendu parler de Kant ont leur raisonnement imbibé de Kant. On n’a pas la prétention de connaître l’en-soi de la vérité.
Avez-vous été influencé par les groupes que vous avez accompagnés et qui prennent leur distance par rapport à l’institution ? Et que vous avez peut-être aussi aidé ?
J’ai fréquenté un certain nombre de Communautés de base, que je continue à voir. Souvent, quand on m’invite pour faire des conférences, des sessions, je retrouve là ces gens qui ont quitté l’Église à une certaine époque et qui sont dans des Communautés de base. Oui, tous ces gens-là, sûrement que je leur dois beaucoup ; ils m’ont beaucoup aidé à réfléchir ; leurs questions sont devenues mes questions ; et si elles étaient déjà les miennes, elles sont revenues avec plus de force quand je les ai vues exprimées par des gens qui par ailleurs pouvaient faire des efforts pour rester croyants et se demandaient jusqu’à quel point ils l’étaient encore. Que veut dire l’expression : « avoir la foi » ? La foi n’est jamais un bagage. Tous les matins, je cherche à devenir chrétien, et c’est à cela que sert la prière. La prière qui n’est pas une évasion ; on se met devant Dieu avec toutes les raisons que nous avons de douter. C’est assez difficile, car il a fallu cesser de s’adosser à un certain nombre de garanties. Je laisse la question se poser à travers ma réflexion et puis je recherche sa solution.
On peut lire l’article complet.
Lire aussi l’hommage de Christine Fontaine et, sur le site “Dieu maintenant” : Théologien : un métier ou une vocation ?